Dr Uriel : happé dans la guerre civile espagnole, un conscrit jeune médecin témoigne
En août 1936, jeune diplômé de la faculté de médecine de Saragosse, Pablo Uriel Diaz doit accomplir son service militaire. Il intègre alors pour trois ans une armée en pleine sédition depuis le putsch des généraux Mola et Franco contre le gouvernement du frente popular deux semaines auparavant. Son propre gendre, le scénariste et dessinateur Sento, nous raconte la vie du conscrit Uriel, de son incorporation à sa démobilisation, en 1939. Sa famille, sa passion pour son métier et sa force de caractère lui procureront l’espoir dans l’incertitude et le réconfort pour surmonter l’horreur du conflit.
Tout semble sourire au jeune Pablo Uriel en ce début d’été 1936. Élégant, sportif, chéri par sa famille, devenu médecin après de brillantes études, tombé sous le charme de la belle Cécilia, il s’apprête à effectuer un remplacement d’un confrère dans un village de la Rioja. Deux petits nuages cependant dans son ciel d’azur : au cours de ses études à Saragosse, il a fréquenté des membres de la F.U.E.* dont certains sont devenus des amis. Une étiquette de sympathisant « rouge » lui a donc été collée dans le dos. Plus grave : dans l’exercice de ses fonctions, le docteur Uriel doit soigner les victimes innocentes des miliciens carlistes**, quand il arrive à temps. L’atmosphère s’alourdit. Le 17 juillet 1936, depuis leurs garnisons du sud du pays, les généraux Mola et Franco lancent le coup d’état militaire qui doit renverser la République. C’est dans ces circonstances pour le moins troublées que le conscrit Pablo Uriel est appelé à intégrer son régiment pour servir la patrie au début du mois d’août.
Dès les premières semaines de la guerre civile, le ton est donné. Ce conflit est souvent présenté comme un prologue à la déflagration de 1939. Pour Pablo, il commence de la pire manière : son frère Antonio est assassiné à cause de ses opinions républicaines et lui-même est arrêté sur dénonciation, puis incarcéré à la prison militaire. S’il avait encore des doutes sur les intentions des nationalistes, il ne tarde pas à les perdre pendant les trois mois que dure cette première période de « sa » guerre. Pour dompter la peur qui étreint tous les prisonniers quand sonne l’heure des exécutions arbitraires quotidiennes, les lettres ou les visites régulières de sa famille, ainsi que la camaraderie entre codétenus sont des ballons d’oxygène. Grâce à l’intercession du prince Eugène II Lascaris, prétendant illuminé au trône de Grèce mais bien introduit dans les hautes sphères de l’armée nationaliste, la famille de Pablo obtient sa libération au mois de novembre, en contrepartie d’une affectation immédiate sur le front. Quitte à porter l’uniforme, Pablo exercera au moins son art, maigre consolation.
La deuxième partie de ce roman graphique subtilement rehaussé de couleurs nous plonge dans l’enfer de la guerre, la vraie, celle qui va effectivement servir de champ d’expérimentation à tous les états-majors européens. Enjeu de la zone du front où se retrouve bientôt Pablo Uriel, la ville de Saragosse est protégée par deux ou trois positions-clés, dont le village de Belchite. Entre le 24 août et le 6 septembre 1937, les forces nationalistes endurent un siège rythmé par des bombardements terrifiants qui ne laissent quasiment aucun bâtiment intact. Dans cet enfer, Pablo Uriel va au bout de ses forces pour tenter de prodiguer des soins à des blessés de plus en plus nombreux. Sans gaze, ni coton, ni seringues, ni eau, il affronte un ennemi pire encore : son commandant aveuglé par le déni et qui passe sa colère sur ses hommes épuisés. Comme pour donner raison à Uriel, la reddition des troupes nationalistes, le 7 septembre 1937, n’entraine aucun massacre, alors même que les plus valides des combattants franquistes ont tenté une sortie la nuit précédente.
Dans la dernière partie, intitulée « vainqueur et vaincu », Sento décrit la fin du parcours de son beau-père sous l’uniforme. Capturé à Belchite, il est de nouveau incarcéré à partir de septembre 1937, au monastère du Puig transformé en prison militaire. Cette fois, ses geôliers sont des ennemis mais, paradoxalement, les conditions de détention et de vie sont bien meilleures qu’un an auparavant. Une inspection de la Croix Rouge ponctuée par la gestion humaine et intelligente d’un commandant de sensibilité anarchiste permet d’endurer la captivité. Après avoir fait ses preuves comme personnel médical à l’intérieur des murs de la prison, Pablo Uriel obtient le droit d’effectuer des visites en remplacement du médecin civil de la garnison. Il a même la permission d’accepter les invitations d’élites locales, dont un certain docteur Valls et le grand écrivain Benavente Jacinto, prix Nobel de Littérature 1922. Comme si rien ne s’était passé depuis l’été précédent…
Si ce roman graphique copieux réussit à capter l’attention, c’est parce qu’il montre sous un angle original ce qu’a pu être la guerre civile espagnole à hauteur d’homme. « Dans cette guerre, les combattants n’ont pas été assignés à un camp ou à un autre pour des raisons idéologiques, mais pour des régions géographiques. » Ces propos lucides du capitaine Pellicer (page 197) en disent long sur l’état d’esprit de nombreuses recrues jetées au beau milieu du brasier. En trois années sous l’uniforme, Uriel croise aussi peu de héros discrets que de salauds vindicatifs, mais beaucoup de camarades n’ayant qu’une seule idée en tête : la fin rapide des hostilités. Le rôle de l’Église espagnole est aussi souligné. Pour un courageux père Gomez, sincèrement épris de charité chrétienne pour qui rien ne saurait justifier les assassinats politiques, fussent-ils de criminels « rouges », combien de père Bolos, pressés de liquider cette sale vermine qui n’hésite jamais à tuer du curé ?
Les quelques pages dédiées par Sento à l’entrée au Paradis des victimes républicaines montrent en tout cas de quel côté penche son cœur. Mais il ne cache pas que certaines forces combattant dans le camp des Républicains n’ont rien à envier aux Franquistes quand il s’agit de propagande ou d’assassinats politiques. De même, il a parfaitement réussi à ne pas ériger de statue à son beau-père, en relatant sans fard quelques épisodes*** où ce républicain de cœur se retrouve en position ambiguë sinon inconfortable. Cet album se lit donc comme un témoignage, sans dérive hagiographique ni manichéisme. Uriel aura connu la terreur psychologique dans les geôles franquistes et l’horreur aveugle des bombardements aériens capables de raser des positions ennemies ou des églises transformées en infirmeries de campagne. Sympathisant républicain, il parvient à servir sans trahir, en taisant prudemment ses opinions pour mieux se consacrer à son art. Aidé par sa famille, distingué par quelques supérieurs hiérarchiques enrôlés comme lui dans une guerre qui ne les concerne pas, un peu favorisé par la chance quand il évite à plusieurs reprises le peloton d’exécution, le docteur Uriel illustre le sort de nombreux espagnols jetés dans un conflit atroce dont ils ne peuvent en rien se sentir coupables.
* : Federacion Universitaria Escolar (Fédération Universitaire Scolaire), organisation plutôt favorable aux républicains et de fait anti-monarchiste.
** : appelés aussi les requetés, ils portent un béret rouge et défendent, les armes à la main, « Dieu, la Patrie et le Roi ». Ils sont proches des Phalanges fascistes.
*** : Uriel refuse notamment de jouer les agents doubles pour le compte de l’armée républicaine, il fournit des renseignements à un agent franquiste dont il accepte, par ailleurs, des faux-papiers lui permettant de circuler tranquillement dans le pays. Il ne peut enfin cacher son soulagement à l’annonce de l’arrivée imminente des troupes franquistes dans Valence en mars 1939. Sa libération s’obtient au prix de la défaite des troupes républicaines, faut-il le rappeler…
Dr Uriel. Sento (scénario, dessin & couleurs). Marie-Cécile & Simon Hureau (traduction). La Boite à Bulles. 432 pages. 29 €
Les 10 premières planches :