Du Sang dans la clairière, une nouvelle façon de présenter la trajectoire du groupe Manouchian en BD
21 février 1944, Marcel Rajman meurt fusillé par les Allemands en compagnie de ses camarades du groupe Manouchian. Résistants recherchés par les polices allemandes et françaises, ces hommes et ces femmes n’ont cessé de harceler les forces d’occupation depuis 1942. L’histoire n’est pas inédite en bande dessinée, mais avec Du Sang dans la clairière, Tal Bruttmann et Antoine Grande apportent un regard d’historien et nous entrainent dans une réflexion intéressante sur ce que peut être la BD historique.
En 2014, Le Lombard a publié l’excellent Vivre à en mourir de Jeanne Puchol et Laurent Galandon, qui développe peu ou prou la même histoire. La documentation était riche, les faits rigoureusement exacts. Le résultat, la narration et la qualité du dessin de Jeanne Puchol, nous avait marqués. Le même récit se trouve donc aujourd’hui raconté par deux équipes qui réalisent deux récits remarquables aux qualités différentes.
La Résistance
Du Sang dans la clairière replace Marcel Rajman à la fois dans la dynamique du groupe Manouchian (quand l’album commence en 1941, le groupe n’existe pas encore) et dans le contexte plus large de la lutte menée par les polices allemande et française contre la Résistance à Paris. Contrairement à l’imagerie traditionnelle, les résistants de l’album ne sont pas de super combattants, parfaitement organisés avec de profondes pensées. Les personnages de l’album sont jeunes, pleins de vie, imprudents. Ils continuent à aller à la piscine, au restaurant. La vengeance fait partie de leurs motivations. Tous sont communistes, émigrés, tous ont au moins un proche déporté ou arrêté parce que juif. La vengeance, à côté du combat anti nazi, devient une des raisons de résister. Ils sont aussi livrés à eux-mêmes, isolés. Les groupes, dans Paris occupé, ne sont pas forcément très structurés, très connectés. Ils n’ont pas d’armes, surtout s’ils ne sont pas en rapport avec Londres. Tout au long de l’album, les auteurs suivent l’apprentissage de ces jeunes gens, garçons et filles. Un apprentissage dangereux car ils ont choisi de passer à l’action. Distribuer des tracts, manifester, arracher des affiches ne leur suffit pas. Tant qu’à risquer sa vie autant la risquer pour une action forte qui va mettre à terre des Allemands.
Le hasard joue un grand rôle dans cet apprentissage. Suivre les conseils des plus aguerris n’est pas chose aisée quand on a 20 ans et que l’action est à portée de main. Il faut une bonne part de chance pour s’en sortir surtout quand on s’attaque à des objectifs importants comme un bus rempli de soldat ou le mitraillage de la voiture d’un gradé.
Une écriture originale
Le récit est organisé à la manière d’une série. Si les chapitres/épisodes se suivent chronologiquement, ils sont reliés entre eux par simple juxtaposition et parce que les personnages sont les mêmes. Les titres plantent le décor et indiquent, sans rien dévoiler, le cadre de l’action. Conçu comme un polar (on pense aux films de Jean-Pierre Melville), le récit se construit par thèmes qui font entrer le lecteur dans l’histoire de Marcel et dans l’époque. Ils alternent action résistante (attentat, arrachage d’affiches) et évènement de contexte (rafle du Vel d’Hiv, mise au vert, vie quotidienne des membres du groupes). Passant du calme à la tempête, les auteurs sont loin de donner un simple cours d’histoire, ils proposent un très bon récit fondé sur des évènements historiques.
Un dessin qui surprend
La présence d’Efix dans cette aventure est due à l’amitié qui le lie à Tal Bruttmann. Son dessin inhabituel pour ce type d’album surprend au premier abord. Très cartoonesque, il ne cherche par la réalité objective mais la vraisemblance, ce qui passe parfaitement quand la réalité historique est maitrisée comme ici. La ville de Paris, les costumes, les automobiles fuient les reconstitutions documentaires. Un détail suffit à plonger le lecteur dans l’époque, à lui signifier l’endroit ou l’action. La forme vague d’un pantalon, d’une jupe fait « années 40 ». Des bâtons blancs sortant d’un groupe d’ombre parlent à tous, la police arrive. On pourrait multiplier les exemples. Seul bémol, les planches coloriées par chapitre dont on a du mal a saisir la signification.
Des historiens aux commandes
A la différence de beaucoup d’historiens qui s’essaient au scénario, Antoine Grande, directeur du musée départemental de la Résistance et de la Déportation de la Haute-Garonne, et Tal Bruttmann, spécialiste du nazisme et de l’histoire de l’extermination des juifs d’Europe, ont choisi de rester loin de la BD historienne. Pas de dialogues explicatifs à rallonge mais un naturalisme qui rend les résistants très humains et proches du lecteur. Ce ne sont pas des objets d’Histoire mais les personnages d’une histoire. A la suite du dessin d’Efix, ils savent se faire discrets et n’insistent ni sur les détails, de décor, d’armes ou d’uniformes, ni sur les citations iconographiques trop voyantes. L’intrigue est assez forte pour tenir toute seule.
Cases commentées
On pourrait être étonné de ne pas trouver de cahier historique en fin d’album. La qualité de l’écriture et du découpage le rend inutile mais il demande aux lecteurs de faire lui-même un effort pour en savoir plus. Le contexte est indiqué par quelques cases.
Quatre cases tirées du prologue rappellent l’histoire du Mont Valérien. L’officier de marine Honoré d’Estienne d’Orves est arrivé de Londres en décembre 1940 pour monter le premier réseau de communication radio avec la France Libre. Trahi, arrêté, condamné à mort le 23 mai 1941, il reste en prison avec ses camarades. Le 21 août 1941, Pierre Georges (le futur colonel Fabien), militant communiste, abat un aspirant de marine. Dès le lendemain, les prisonniers deviennent des otages dont les Allemands veulent faire un exemple. D’Estienne d’Orves est exécuté avec cent camarades au Mont Valérien le 29 août. Il faut garder cet épisode en tête car le dilemme va peser. Il faut combattre les occupants mais le prix à payer par des innocents est lourd.
La situation politique et les conditions de vie de la population sont évoqués par des détails, avec le soucis d’éviter la leçon d’Histoire.
La rafle du Vel d’Hiv du 16 juillet 1942 est un des épisodes de l’album. Encore une fois, la qualité d’écriture permet aux auteurs de raconter ce qui se passe en quelques pages. Le dessin d’Efix donne là toute sa force. Les bâtons blancs, inquiétants, qui brillent dans la nuit, les silhouettes noires des policiers, suffisent à indiquer terreur et importance de l’opération. Les yeux blancs écarquillés des victimes disent toute la peur et le désespoir de ces familles. Le dessin “cartoonesque” est aussi capable de communiquer l’horreur.
Comment évoquer un décor, une époque, sans en faire trop ? Il suffit d’évoquer par des formes, des objets (voiture, landau, lampadaire) qui font “années 40”. Personne, alors, ne se pose la question de la véracité, elle est là et la lumière peut tomber sur le personnage pour attirer notre attention.
Du Sang dans la clairière est aussi le récit d’une traque. Les auteurs s’inspirent des polars francophones des années 1950 et 1960, de Maigret à Georges Lautner en passant par Audiard et Melville, pour évoquer les commissariats ou les filatures.
Pas besoins de dessiner des nazis impeccables, sanglés dans des uniformes rutilants ou d’afficher profusion de croix gammées, pour montrer l’emprise et la présence de l’occupant. Des silhouettes grises, invisibles mais présentes, sont largement suffisantes pour indiquer la pesanteur de cette présence. Les Allemands comme les policiers français n’ont ni visages ni uniformes et pourtant, les lecteurs n’ont aucun doute sur qui est qui. Traditionnellement, les auteurs cherchent à dessiner au plus près de la réalité, mais ces cases démontrent que c’est l’histoire, au sens du romanesque, et son écriture qui fait la réalité (historique) d’une bande dessinée historique.
Ce n’est pas la dernière planche de l’album mais c’est la plus belle. Tout y est : silhouettes grises des bourreaux, regards blancs terrorisés et désespérés, humanisation profonde des résistants qui partent vers la mort et la clairière du Mont Valérien pleine de sang sur la neige.
Récit d’un moment de la guerre clandestine, hommage à tous les fusillés du Mont Valérien dont les noms sont inscrits en pages de garde, Du Sang dans la clairière peut servir d’exemple à beaucoup de bandes dessinées historiques. Cet album est réalisé sous l’égide du Mémorial du Mont Valérien.
Du sang dans la clairière – Mont Valérien 1941-1944. Tal Bruttmann et Antoine Grande (scénario). Efix (dessin, couleurs). Éditions Ouest France. 90 pages. 19,90 euros.