Dum Dum, une gueule cassée tente d’oublier son trauma dans le Berlin des années folles
Après le très remarqué Soleil mécanique paru en 2021 aux éditions Çà et Là, Lukasz Wojciechowski revient avec un nouvel album conçu, comme le précédent, grâce au logiciel AutoCAD. L’architecte dessinateur nous entraîne cette fois entre Pologne et Allemagne au lendemain de la Première Guerre mondiale. Il raconte, en la romançant, la difficile réinsertion sociale de Stan/Stasiu, l’un de ses ancêtres, dans le Berlin des années folles. Cette métropole en pleine effervescence architecturale peut-elle apaiser cet ancien soldat rendu mutique par un syndrome post-traumatique ? Lui qui n’aspire qu’à renouer avec la vie d’avant 1914 se retrouve une fois encore broyé par un monstre gigantesque et déshumanisé.
« En Pologne, c’est-à-dire nulle part ». Rien de tel que la citation en exergue, extraite de Ubu Roi ou les Polonais* l’œuvre maîtresse d’Alfred Jarry, pour enraciner Stan/Stasiu, le héros de cet album, dans son environnement familial et national. En fin d’ouvrage, Lukasz Wojciechowski précise qu’il s’est inspiré des vies de son arrière-grand-père, Kazimierz (alias Kaziu) et de son arrière-grand-oncle, Stanislaw (alias Stasiu). Tous deux ont combattu pendant la Grande Guerre et seul le dernier est promu narrateur. Mais son syndrome post-traumatique est si aigu qu’il n’entre jamais en interaction avec ses semblables par la parole. Seuls ses sentiments nous parviennent, exprimés dans des cases en forme d’étiquette scolaire d’antan : ils sont parfois enfantins, souvent bouleversants.
Pour des raisons géopolitiques inhérentes au statut des confins polonais avant 1918, les deux ancêtres de Wojciechowski ont été recrutés et ont donc combattu dans deux armées adverses, le premier sous l’uniforme polonais et le second sous l’uniforme prussien. Dans ses souvenirs, Stasiu se remémore ainsi le jour de 1916 où sa mère voit mourir sous ses yeux son cadet réfractaire abattu par un soldat allemand. Pour combler l’absence de cette recrue manquante, l’armée prussienne réquisitionne sans état d’âme le petit dernier qui, malgré ses 14 ans, remplacera son frère. Cette mère accablée obtempère donc, en imaginant déjà le jour funeste où ses deux trésors en arriveront à se tirer mutuellement dessus, obéissant ainsi à des logiques d’états-majors mortifères.
Le sort bouleversant de cette famille illustre celui du pays tout entier. Coincé entre un empire russe tourné vers l’Ouest à partir du XVIIIe s. et les empires d’Europe centrale (Allemagne et Autriche-Hongrie) bloqués sur leur franges occidentales donc condamnés à lorgner l’Est, le territoire polonais – donc son peuple – subit la loi de plus forts que lui. Rares sont les pays dont l’assise territoriale a autant fluctué dans l’Histoire. Dans les conversations des personnages, à plusieurs reprises, revient cette interrogation sur les racines et sur le sort de la Pologne, pays redevenu métaphorique après son partage en 1795. Certes, une entité souveraine renaît de ses cendres en novembre 1918, lorsque se retirent les troupes austro-hongroises et allemandes. Elle est juridiquement confirmée par le Traité de Versailles en juin 1919. Mais qui, dans ce pays multinational, multiconfessionnel, soumis pendant plus d’un siècle aux administrations autrichienne, russe et allemande, peut se targuer d’être Polonais ? « Es-tu Stan ou Stasiu ? Ce ne sont que des prénoms […] le sang que nous avons versé est de la même couleur », dit Helga, la femme de Hans, le cousin de Stasiu chez qui ce dernier trouve un peu de réconfort et un bon repas de temps en temps (page 71). Plus tard, Stasiu doit répondre à cette autre question existentielle : « es-tu venu à Berlin parce que tu ne te sentais pas assez polonais pour rester chez toi ? » (page 149).
À dire vrai, la raison objective qui a poussé le héros à venir dans la capitale allemande est sa certitude de trouver un travail adapté à ses compétences de dessinateur industriel. Fort de la recommandation de son cousin, il brigue un poste dans la S-Bahn, la compagnie des transports berlinois, alors engagée dans
l’immense chantier de l’électrification intégrale de son réseau.
D’un dessinateur usant d’un logiciel technique dédié à la création de plans d’architecte, on attend bien sûr qu’il restitue l’atmosphère urbaine de ce que fut Berlin au lendemain de la Première Guerre mondiale. L’auteur envisage cette tâche depuis les dessins techniques cotés (page 105, pages 146-147), conçus sur
les tables professionnelles Kuhlmann (page 36) jusqu’aux représentations de bâtiments clairement identifiés : l’école juive dans Auguststrasse (bâtie en 1928, pages 24-25), l’église sur Hohenzollernplatz (édifiée entre 1929 et 1933, pages 116-119), la Maison de la Radio sur Masurenallee (construite entre 1929 et 1930, page 187) sont parmi la quinzaine d’édifices que Lukasz Wojciechowski a reproduit avec toute la minutie de son logiciel.
Maître-mot pour ses prédécesseurs, respecté au millimètre dans les reproductions : symétrie des lignes et des volumes incarnant la modernité et la sobriété, également synonyme du plus court chemin d’un point à un autre pour incarner la vitesse. Puisqu’il s’agit d’évoquer le grand chantier de l’électrification du métro berlinois, il faut changer d’échelle. Des tronçons de rue (Potsdamer Platz, page 42) et des quartiers (tel Weisse Stadt, où vivent le cousin Hans et sa femme Helga, page 67) sont aussi représentés. L’impression d’ordre, de confort, en un mot de progrès pour le genre humain ajoute au malaise qui broie Stasiu de l’intérieur, lui qui confesse « être submergé par le contraste entre [son] Berlin et ce monde d’ingénieurs », page 67. Ce sentiment d’écrasement passe aussi par des judicieux zooms arrière, comme celui qui voit Stasiu se contorsionner de douleur devant l’entrée de l’école juive dans Auguststrasse (pages 22-26). Par la force de son dessin épuré, l’auteur parvient aussi à suggérer le vacarme du trafic automobile naissant et le crépitement des néons faisant la réclame des enseignes renommées sur les grands boulevards.
Dans ce Berlin saturé de bruits et de lumière, Stasiu, qui ne parle pas donc ne parvient pas à interagir simplement avec ses semblables, se bagarre souvent mais finit par rencontrer l’amour. Elle se nomme Anna. Elle va réussir à lire sur son visage le torrent d’émotions qui bouillonne en lui. Elle va comprendre intuitivement et tenter d’apaiser toute la colère et la souffrance qui expliquent les pulsions violentes de Stasiu. Grâce à la douceur et à la patience d’Anna la cinéphile, il va aussi redécouvrir ce que les atrocités subies ou infligées pendant les combats avaient enfoui tout au fond de son être.
Les seuls moments de quiétude de Stasiu correspondent à ceux qu’ils passent à tracer des plans ou des schémas techniques. Des segments millimétrés, des lignes droites, des angles harmonieux, comme des engrenages l’aident à vivre mécaniquement. Quand Anna montre à Stasiu la sculpture de Raoul Hausmann** baptisée Mechanischer Kopf (Tête mécanique, page 168), il est bouleversé. Un homme, un artiste (même pas polonais) a compris son trauma psychique. L’analogie entre la guerre agissant comme une machine aveugle programmée pour tuer et ce visage humanoïde ramenant progressivement l’individu à un statut de robot sans âme est frappante.
De même, les films surréalistes (Le Cabinet du Dr Caligari, Le Golem ou Les Trois Lumières, tournés entre 1920 et 1921) qu’Anna l’emmène voir dans les grandes salles berlinoises agissent comme autant de traitements cathartiques. Après les avoir visionnés, aimés ou détestés, Stasiu sent qu’il peut à nouveau communier avec un être humain et sentir son cœur battre à l’unisson d’un autre.
Le tour de force de cet album est de recourir à une palette graphique d’une folle ingéniosité. Utiliser AutoCAD pour suggérer ce que fut le Berlin monumental pouvait paraître une redondance de style. En prenant le parti de réduire tous ses personnages à leur plus simple expression graphique et en ne leur donnant aucune épaisseur, l’auteur les fond idéalement dans leur environnement et traduit parfaitement la foi de certains ingénieurs dans un monde où chaque atome de pierre ou de chair pourrait être objectivé, donc ramené à l’état de réalisation sur plan. Mais Stasiu, agissant comme l’un de ces atomes devant sa planche à dessin, éprouve confusément que cette ville du futur, imposante, démesurée, bâtie tel un golem, ne sera qu’une immense toile se déployant à l’infini, sur laquelle les humanoïdes traumatisés par la guerre croiseront ceux, déracinés, venus chercher de quoi vivre par leur travail.
Dans une magnifique séquence entre les pages 209 et 228, ce beau récit à la grammaire surprenante révèle la cause probable du syndrome post-traumatique de son héros mutique. Stasiu n’a jamais oublié Kaziu, son aîné de 6 ans, enrôlé dans les rangs de l’armée patriotique polonaise. Il se souvient aussi du temps béni de l’enfance, quand Rokita, un petit chat espiègle, était le héros de strips qui faisaient la joie de Kaziu, Jan et Stasiu, la fratrie Wojciechowski encore épargnée par la guerre. Mais nous sommes en 1930, à Berlin, dans un pays jamais vraiment remis du Diktat de 1919, dont l’optimisme va bientôt chanceler sous les coups portés par la crise de fond née aux États-Unis l’année précédente. L’impossible guérison mentale d’une gueule cassée de l’intérieur révélera bientôt les failles d’une société allemande prête à se soumettre à des thérapies de choc. Considérer le peuple comme un agrégat malléable, un matériau auquel donner la forme voulue sans la moindre considération pour ses émotions ou ses sentiments est une des aspirations fortes des nazis. Stasiu, hélas, a de belles cicatrices sur le visage en perspective.
Cet album qui peut interloquer par son langage assez minimaliste (et que dire de sa couverture… audacieuse) recèle des séquences magistrales. Il parvient surtout à nous faire palpiter au rythme des émotions intérieures de son héros Stasiu. Les éditions Çà et Là continuent de miser sur une avant-garde du 9e art. Cette vague d’auteurs innovants, férus d’abstraction ou affranchis des cases, mais toujours attachés à la force du récit, confirme l’émergence d’un courant dans la BD actuelle. Le Fauve d’or 2023*** ne va pas freiner cette maison d’édition inspirée. L’Histoire dira si le penchant pour AutoCAD créera la première collection d’« autoclassiques ».
* : Alfred Jarry, Ubu Roi ou les Polonais, pièce jouée en 1886 et éditée en 1895, a depuis longtemps brisé le carcan de la littérature surréaliste pour se ranger parmi les classiques de la littérature française. Les nostalgiques du Père et de la Mère Ubu pourront s’y replonger en suivant ce lien.
** : Le musée de Rochechouart, en Haute-Vienne, abrite le fonds Raoul Hausmann, riche de 700 pièces, ainsi que sa correspondance (6000 lettres couvrant la période 1945-1971, année de sa mort). Pour de plus amples informations sur ce « dadasophe », consulter le site du musée.
*** : Martin Panchaud, La couleur des choses, éditions Çà et Là , 2022.
Dum Dum. Łukasz Wojciechowski (Scénario et Dessin). Ça et Là. 272 pages. 25 euros.
Un extrait de dix planches :