Entre les lignes, un secret de famille entre France et Allemagne, rythmé par deux guerres mondiales
Le terme « secret de famille » évoque le déballage dans le cercle familial, voire sur la place publique, de traumatismes anciens et dissimulés dans la honte et le mutisme. Quelque chose a fait que ce silence s’est brisé. Dans Entre les lignes, le choc est provoqué par la découverte de trois carnets où sont consignées les lettres que Moïse, le grand-père de Baptiste – le personnage central – avait écrites une fois par an de 1960 à 2007 à une certaine Anne Lise Schmidt, totalement inconnue de la famille. C’est à la résolution d’un tel mystère que nous convie Dominique Mermoux, dans ce roman graphique adapté du roman de Baptiste Beaulieu Toutes les histoires d’amour du monde.
L’intrigue de Entre les lignes tient dans l’entrelacement de deux récits : l’enquête de Baptiste, jeune médecin de son état, et les lettres de son grand-père Moïse, qui forment l’autobiographie de cet homme décédé depuis peu. Pour y voir clair, chacune de ces deux histoires est traitée graphiquement de façon différente. Les recherches de Baptiste ont une mise en cases traditionnelle avec des couleurs parfois faites au crayon. Pour le tracé de vie de Moïse, l’illustrateur utilise une alternance de dessins bleu pastel et sépia plus ou moins foncés avec un texte en « voix off » qui les enveloppent.
Tout démarre donc quand Denis, le père de Baptiste, dépose les fameux trois carnets sur le bureau de son fils, qui ne comprend pas la raison de ce geste. Sans avoir le temps de s’expliquer, ce père cardiaque s’effondre, victime d’un infarctus. La scène se déplace alors à l’hôpital, dans le hall duquel Baptiste et sa mère discutent de la situation. On comprend que père et fils étaient brouillés. Dans la chambre de son père, Baptiste lui propose alors de mener à sa place les recherches que son mauvais état de santé l’empêche de faire. Denis aurait voulu retrouver les lieux et les descendants des personnes mentionnées par Moïse dans ses carnets. C’est donc Baptiste qui va se lancer sur cette piste.
Un peu plus tard, comme Baptiste commence à lire les lettres écrites dans les carnets, la mise en images du récit de son grand-père Moïse commence. Il démarre à sa naissance en 1910. Deux ans plus tard, ses parents émigrent dans la vallée de la Meuse, dans les Ardennes. C’est là que Moïse enfant connaît l’occupation de 1914 à 1918. Il ne reverra plus son père mobilisé dès le début de la guerre et tué au cours de celle-ci. En 1925, à 15 ans, il fait la connaissance de Hennie Schmidt, une jeune allemande de son âge venue dans les Ardennes perfectionner son français. Puis, il se marie en 1928 avec une fille de son village, avec qui il a deux enfants. En juin 1940, Moïse est fait prisonnier par l’armée allemande. Par le plus grand des hasards, il retrouve Hennie avec qui il a une fille, Anne Lise. Mais dans l’Allemagne hitlérienne, il ne peut y avoir de relations entre des Allemands et des « non-Aryens ». Le bébé est donc déclaré à la naissance comme enfant des Schmidt, le frère et la belle-sœur de Hennie. Blessée en 1945, celle-ci meurt dans les bras de Moïse. Puis ce dernier rentre en France et retrouve sa femme et ses deux enfants français. Peu après, au cours d’un voyage en Allemagne, il apprend que les Schmidt sont partis en Amérique avec sa fille Anne-Lise sans l’avertir. Il divorce, se remarie en France et a un autre fils (Denis, le père de Baptiste). Mais il se replie sur sa douleur d’être privé de sa fille, et à chaque anniversaires de celle-ci, il lui écrit une lettre dans les fameux carnets, car il n’a que cette façon “psycho-magique” de garder le lien avec son enfant.
La destinée individuelle de Moïse croise la grande Histoire et notamment les deux Guerres mondiales. Pour ce qui est du premier conflit, la bataille de Charleroi, évoquée page 24, est un épisode important de ce qu’on a appelé « la bataille des frontières » à la fin aout 1914. Les forces allemandes bousculent les Français et leurs alliés belges et anglais. Mais l’Armée française recule en bon ordre et se ressaisira lors de la bataille de la Marne au début septembre. Mais ces mouvements ont permis à l’armée allemande d’occuper une partie du territoire français jusqu’en 1918, en particulier la vallée de la Meuse où vit Moïse. Ce sont les souffrances de cette occupation que décrivent ses souvenirs d’enfant. On peut rapprocher cet épisode de ce que vit le jeune Mermoz en 1914 (Jean Mermoz, page 4).
À la page 27 est décrit l’état lamentable des prisonniers russes des Allemands. Les deux victoires allemandes de Tannenberg les 27 et 30 août 1914, et des lacs de Mazurie en Prusse-Orientale, le 15 septembre, ont fait affluer un nombre considérable de prisonniers.
La Guerre mondiale revient dans le destin de Moïse avec la désastreuse campagne de mai-juin 1940 (pages 69 à 71), à l’issue de laquelle il est emmené en captivité en Allemagne.
Entre autres péripéties, Moïse vit pages 106 et 111 les grands bombardements des villes allemandes, cette phase de la guerre aérienne à l’Ouest. Il est intéressant de rapprocher ce qui est écrit à la page 111 d’Entre les lignes avec la page 160 de l’intégrale Biggles, pilote de la RAF, de Francis Bergèse, sur la véritable efficacité des bombardements alliés.
Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec le départ des Schmidt en Amérique avec sa fille, Moïse est confronté à une conséquence de la politique de l’Armée et des Services secrets américains pour la « récupération » des scientifiques et techniciens allemands. C’est l’opération « paperclip » mentionnée dans la série Dent d’ours, de Yann et Alain Henriet.
On peut donc souligner l’intérêt de la vie de Moïse, issu d’un milieu ouvrier des Ardennes et que la captivité amène à connaître une famille de la bourgeoisie allemande de Cologne. Le jeune prolétaire s’enrichit culturellement à ce contact, mais en est brutalement privé, le tout symbolisé par la « perte » de sa fille. Les recherches de Baptiste sur les lieux et les descendants des personnes mentionnées par Moïse dans les carnets n’ont pas donné grand-chose. Alors Baptiste invente parfois de toutes pièces des résultats pour soutenir le moral de son père. Cette démarche et ce stratagème ont le mérite de rapprocher le fils et le père, qui accepte l’homosexualité de Baptiste et le compagnon de celui-ci comme son second fils.
Mettre en images ces deux récits différents mais reliés l’un à l’autre, est parfois un exercice difficile, comme de sauter en marche d’un train à l’autre. Le récit de Moïse, le grand père, est cependant plus facile à suivre, car ayant la forme d’une autobiographie largement descriptive. Celui de Baptiste (Notons au passage que Dominique Mermoux donne au personnage principal le prénom de Baptiste, celui de l’auteur de Toutes les histoires d’amour du monde, dont le héros dans ce roman se prénomme Jean), essentiellement constitué de dialogues et rempli de déplacements dans les Ardennes, à Paris et en Allemagne, se révèle plus ardu à garder en tête d’un épisode à l’autre.
Néanmoins cette description des relations parents-enfants est à la fois tragiquement juste et pleine d’espoir réconfortant comme le dénouement entre Denis et Baptiste le montre. À époque tragique, ressentis déchirés ; à époque paisible, sentiments apaisés ?
Entre les lignes. Dominique Mermoux (scénario). Baptiste Beaulieu (adapté de). Dominique Mermoux (dessin et couleurs). Rue de Sèvre. 168 pages. 20 euros.
Les dix premières planches :
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[…] l’ont lue : Mylène (je savais bien que je l’avais déjà vue quelque part) et aussi Alain Paul sur Cases d’Histoire (abondamment illustré), Caroline, Coco, Hélène et Mumu (qui a aimé les illustrations mais pas […]