Folie collective et danse macabre dans le Strasbourg de 1518
Une étrange épidémie frappe la ville de Strasbourg à l’été 1518. Des centaines d’habitants se mettent à danser frénétiquement sans musique et sans raison apparente. Les autorités sont démunies devant ces transes hystériques qui durent plusieurs semaines en provoquant des dizaines de morts. Ce fait divers tragique sert de substrat au roman Entrez dans la danse de Jean Teulé que Richard Guérineau adapte dans la bande dessinée éponyme. Une BD rythmée, endiablée et fort bien contextualisée.
En ce mois de juillet 1518 la ville de Strasbourg va mal. Pourtant, l’Alsace est une riche région du Saint Empire romain germanique. Sa capitale Strasbourg, véritable république a été reconnue comme ville libre de l’Empire en 1262. Sa richesse est proverbiale, certains l’ont surnommée « Pays de cocagne » ou « Schlaraffenland ». Ville de culture, elle abrite un temps Gutenberg et l’imprimerie s’y développe dès 1458. Or donc, une série de catastrophes naturelles provoquent l’enchaînement fatal : mauvaises récoltes, disettes puis épidémies. C’est à ce moment que commence la bande dessinée, dans une ville marquée par la maladie, la faim et le désespoir.
Enneline Troffea est la blonde épouse d’un graveur de la rue du Jeu-des-enfants. Elle n’a plus de lait et refuse de voir mourir dans d’atroces souffrances son très jeune enfant. Elle préfère le jeter dans la rivière Ill depuis le pont du corbeau. Pont de sinistre mémoire car c’était le lieu des exécutions publiques. Elle retourne chez elle, mutique, sous les yeux attristés de ses voisins. Voisins aussi déprimés que la pauvre mère car dans la même situation de détresse ; certains ont mangé leurs enfants, d’autres viennent de perdre toute leur famille. Assise sur un banc, Enneline est prostrée jusqu’au moment où elle se lève en tapant du pied au sol. Elle sort de sa maison et se met à danser dans la rue.
Son mari, effaré, essaye de la ramener à la raison. Impossible ! Au contraire elle entraine plusieurs personnes dans sa chorégraphie improvisée, d’abord son voisin le malheureux Jérôme Gebviller puis bien d’autres. Toutes les rues du quartier sont vite occupées par une farandole triste de danseurs en loques. La contagion gagne très vite toute la ville. Les autorités municipales sont dépassées par un événement que personne ne peut expliquer ; ni les médecins, ni le clergé, ni les astronomes. L’ammestre, ou ammeister, élu pour l’année, Andres Drachenfels, affronte cette crise grave avec une détermination désordonnée. Ainsi, après avoir encouragé les danseurs à s’épuiser dans leur gigue en leur adjoignant des musiciens puis les avoir enfermés chez eux, il les confie à l’Église pour un pèlerinage à la chapelle troglodyte de saint Guy en haut du col de Saverne, saint Guy étant le protecteur des malades de chorée (ceux possédés par des mouvements anormaux). A l’automne, cette peste dansante n’est plus qu’un mauvais souvenir, la vie reprend son cours dans la ville alsacienne.
On sort essoufflé mais charmé de la lecture de Entrez dans la danse. Après Charly 9 en 2013, Richard Guérineau adapte de nouveau un roman de Jean Teulé. Le livre éponyme est sorti en 2018 aux éditions Julliard et se base sur un fait historique bien réel, l’épidémie dansante qui sévit à Strasbourg à l’été 1518. Le médecin suisse Paracelse vient enquêter in-situ en 1526. Il cite nommément frau Troffea comme étant le « patient zéro » à l’origine d’une épidémie qui aurait touchée plus de 400 personnes sur 16 000 strasbourgeois. Le diagnostic des médecins se résumant à un excès de sang chaud selon la théorie des humeurs, l’épidémie ne s’éteint qu’à l’issue d’une cérémonie en l’honneur de saint Guy.
On dénombre plusieurs pestes dansantes au cours de l’histoire, d’Erfurt au XIIIe siècle à Madagascar en 1863. Celle de Strasbourg est la mieux connue grâce aux écrits de Paracelse et à ceux des nombreux administrateurs d’une ville bien gérée qui a vu naitre l’imprimerie. Les causes de ces manies dansantes sont mal connues, dans son article du Monde *, Sandrine Cabut reprend l’analyse du pédopsychiatre et chercheur Bruno Falissard pour qui « La description clinique évoque une hystérie, au sens psychiatrique du terme, avec des symptômes de conversion. Le groupe peut devenir une entité à part entière, avec une synchronisation des comportements. » Ainsi pour John Waller **, l’origine de cette courte épidémie est à chercher dans le contexte de l’époque ; des individus affaiblis par la faim et la maladie et qui croyaient dans un châtiment divin, Dieu et ses saints étant capables d’infliger puis de guérir certaines maladies.
L’intrigue est fort bien contextualisée par les auteurs. Citées dans l’ouvrage, les thèses de Luther de 1517 sont ainsi connues des autochtones et l’armée turque de Sélim Ier menace la chrétienté bien davantage que les épidémies. Mais si on peut leur adresser un reproche, c’est d’avoir exagérer les défauts d’une Église catholique qui ne trouve aucune grâce à leurs yeux ; l’évêque est orgueilleux, vénal et d’une inutile méchanceté. Un peu plus de subtilité aurait été de bon ton même si l’époque de la vente des indulgences se prête à une critique acerbe de l’épiscopat du XVIe siècle débutant. Signalons aussi que l’intrigue se détache de la réalité historique à deux autres moments ; quand sont relatées des scènes de débauches, inexistantes dans les sources, et par une fin bien trop sanguinolente par rapport à la réalité des faits.
Ce sont là deux pêchés bien véniels vis-à-vis de la qualité de l’œuvre. Le dessin de Richard Guérineau, réaliste et rond, nous transcrit fidèlement le Strasbourg de l’époque, il se fait même virtuose pour accompagner les mouvements des corps des danseurs, jamais les mêmes, toujours renouvelés. Beaucoup d’émotions aussi dans cette BD historique dont un des fils rouges est le parcours de deux couples, tous les deux désespérés, mais tous les deux follement amoureux. Comme pour Charly 9 et Henriquet, l’homme-reine (ce dernier ouvrage justement honoré du Prix Cases d’Histoire 2017), l’aspect dramatique des intrigues relatées par Richard Guérineau est amoindri par un réjouissant humour décalé, des dialogues grinçants et une empathie débordante pour les personnages. Entrez dans la danse est bien plus qu’une invitation virevoltante pour une danse macabre, c’est une injonction pour plonger au cœur du Strasbourg de 1518, une cité qui abandonne lentement les mentalités médiévales et qui deviendra sous peu une place forte de l’humanisme et de la réforme protestante.
* Sandrine Cabut, Lorsqu’en 1518, les Strasbourgeois se mirent à danser jour et nuit, Le Monde, 28 juillet 2014
** John Waller (trad. Laurent Perez), Les danseurs fous de Strasbourg : Une épidémie de transe collective en 1518 [ A Time to Dance, A Time to Die : The Extraordinary Story of the Dancing Plague of 1518], La Nuée Bleue/Tchou, 2016
Entrez dans la danse. Richard Guérineau (scénario et dessin). Adapté du roman de Jean Teulé. Delcourt. 96 pages. 16,50 €
Les 5 premières planches :
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