Il était 2 fois Arthur : radioscopie du combat de boxe mythique Johnson vs Cravan en 1916
Dans Il était 2 fois Arthur, leur dernier album paru chez Aire Libre (Dupuis), Nine Antico et Grégoire Carlé s’attaquent non pas à une mais à deux légendes réunies sur un ring barcelonais en avril 1916. À ma gauche, une terreur : Jack Arthur Johnson, 1,86 m, 110 kg, le premier Noir devenu champion du monde de boxe. À ma droite, Arthur Cravan, 2,05 m, 125 kg, champion de France mais aussi écrivain, poète, critique, dandy et précurseur du mouvement Dada. Ce combat mémorable le doit moins à son piètre niveau pugilistique qu’à la personnalité et à la trajectoire des adversaires. Parcours croisés d’un Noir qui voulait être blanc et d’un Blanc qui n’aurait pas dédaigné la négritude.
La boxe et ses champions continuent d’inspirer le 9e art*. Délaissant pour un temps ses pinceaux mais sans doute inspirée par son penchant pour le noble art, Nine Antico a construit son scénario autour d’un combat détonant qui s’est déroulé le 23 avril 1916, au tout nouveau Plaza de Toros Monumental de Barcelone, devant 5 000 spectateurs. Sur d’efficaces doubles pages (par son style et ses cadrages, Grégoire Carlé place le lecteur au bord du ring), complété des commentaires de la presse espagnole, cet affrontement qui voit la victoire de Johnson par K.O. au 6e round est décrit au milieu de l’album, comme un encart, une parenthèse qualifiée d’« interlude » (pages 84 à 101). En vérité, malgré son illustration de couverture où l’on voit les deux boxeurs enlacés, cette rencontre sert seulement de pivot à une autre ambition scénaristique. Les auteurs disent l’essentiel de ce combat, à savoir qu’il fut entièrement arrangé alors même que la supériorité de Johnson ne faisait aucun doute. Mais au-delà de ce moment de sport-spectacle qui galvanisa les foules, Il était 2 fois Arthur raconte deux destins extravagants, deux parcours flamboyants de dandys, deux vies d’êtres mal dans leur peau, qui, chacun à sa façon, heurtent les conventions sociales l’un d’une Amérique digérant mal l’abolition de l’esclavage, l’autre d’une Europe obnubilée par la guerre qui s’éternise.
Sous les yeux du chimpanzé Consul, l’ex-champion du monde Johnson et le faire-valoir Cravan éclatent de rire à l’hypothèse saugrenue d’une possible défaite de l’organisateur et metteur en scène d’un combat passablement « arrangé ».
Combien de grands champions ont enfilé les gants pour prendre leur revanche sur la misère qui a bercé leur enfance ? Tout prédestinait Jack Johnson à monter sur un ring : né en 1878 au Texas de deux parents anciens esclaves, troisième de neuf enfants, vite doté de mensurations impressionnantes, il montre dès 1899 un talent certain lors des combats les yeux bandés organisés par des promoteurs blancs de l’Illinois. Entre 1901 et 1908, c’est à la force des gants qu’il gravit tous les échelons lui permettant de défier le tenant du titre des poids lourds, Tommy Burns. Le 26 décembre 1908, à Sydney, il envoie le Canadien au tapis au 14e round et entre dans l’Histoire en devenant le premier champion du monde de couleur.
La victoire par K.O., parce qu’elle est incontestable, devient impérative pour « le Géant de Galveston » s’il veut continuer à exister dans le milieu de la boxe et dans la société états-unienne. Deux ans après son titre, le 4 juillet 1910, à Reno (Nevada), il se voit défier par le vétéran Jim Jeffries, qui déclare « combattre dans le seul but de prouver qu’un homme blanc est meilleur qu’un Nègre ». En ce jour de fête nationale américaine, les tensions entre les communautés s’exacerbent. Parmi les 22 000 spectateurs blancs, beaucoup hurlent « Tuez le Nègre ! ». Pour éviter tout lynchage, les Noirs ont été maintenus à l’extérieur du stade. Leur joie n’en sera que plus retentissante lorsque leur champion fait mordre la poussière au vieux Jeffries. Mais les nostalgiques de l’esclavage digèrent mal la défaite de leur héros déchu : « au moins 26 morts à travers le pays », rappelle Antico, page 55.
Jack Arthur Johnson est alors au sommet de sa gloire et entend bien en profiter. Il peut continuer à piétiner la prétendue supériorité blanche de la plus belle manière : en vivant comme les plus riches d’entre eux, en s’habillant chez les meilleurs tailleurs, en fêtant ses victoires au champagne, en ouvrant un night-club à Chicago, en collectionnant les voitures de sport et les femmes blanches, jusqu’à en épouser une première puis une seconde, offense suprême. Le succès procure pour l’heure assez d’amis et de soutiens politiques mais déchaine des flots de haine qui font de lui un homme à abattre. Tout se délite après son second mariage en 1912. En vertu du Mann Act**, Johnson est arrêté, condamné et incarcéré. Libéré en attente de son procès en appel, il déjoue la surveillance policière et quitte son pays. Bientôt, une autre déconvenue l’attend : le 5 avril 1915, à Cuba, après un choc titanesque contre « le Géant de Pottawatomie » Jesse Willard, Johnson perd son titre avant de retraverser l’Atlantique, direction la Catalogne.
Arthur Cravan, l’homme aux mille facettes, un des rares précurseurs reconnus du mouvement Dada.
C’est pendant le séjour parisien de Jack Johnson, entre 1913 et 1914, qu’Antico infléchit le destin de son premier Arthur en provoquant les deux rencontres qui trament son scénario. De passage dans la troupe du Nouveau Cirque, il fait donc la connaissance puis adopte Consul, célébrissime chimpanzé savant, dressé à se comporter comme un humain et promu narrateur de la suite des événements, à savoir la rencontre du 2e Arthur lors d’un bal à Paris. Il était donc bien 2 fois Arthur car voici qu’Arthur Cravan entre en scène.
Si « l’interlude » du 23 avril 1916 fut avant tout envisagé comme une opération de communication pour un ex-champion du monde en fuite, la présence d’Arthur Cravan en fit aussi un happening dont raffolent les membres du groupe Dada***. En effet, la vie de cet homme est un roman qui a inspiré nombre d’écrits****. Né Fabian Lloyd en 1887 en Suisse, à l’ascendance confuse mais pouvant se proclamer le neveu d’Oscar Wilde, il aime à étonner, à provoquer, à séduire. Adoptant la poésie et le pseudonyme grâce auxquels il espère accéder à la célébrité, il édite la revue Maintenant (premier numéro paru en avril 1912) dans laquelle, sous divers hétéronymes, il rédige articles, vers et critiques d’une grande liberté de ton. Sa taille exceptionnelle et son snobisme le conduisent aussi à pratiquer la boxe en grand amateur, jusqu’à devenir champion de France par hasard puis d’Europe grâce à des victoires achetées.
Au moment où il embarque sur le Montserrat le 25 décembre 1916, il lui reste à peine deux années à vivre. Ce sont celles-ci que Consul (rebaptisé Bobo) nous raconte, trahissant en filigrane l’admiration des auteurs pour cet incroyable agitateur qui s’est mis à dos l’avant-garde intellectuelle et artistique française à force de critiques au lance-flammes. Allergique au narcissisme des autres mais ravi d’être publié dans la revue The Soil édité par le galeriste Robert J. Coady, Arthur Cravan n’a aucun plan de carrière mais une épée de Damoclès au-dessus de la tête : Français d’adoption, l’armée l’attend de pied ferme, l’obligeant à endosser le costume peu seyant du déserteur. Après Barcelone, il doit quitter prestement New York (où sa performance scandaleuse au Salon des Indépendants d’avril 1917 intervient onze jours après l’entrée en guerre des États-Unis). C’est au Canada d’abord (en compagnie d’un 3e Arthur, le peintre Arthur Frost) puis au Mexique que s’achève le périple du déserteur Cravan. Pour gagner un peu d’argent, il remet les gants sans grand succès. Consul délaisse un temps sa narration et laisse Cravan s’exprimer directement, dans des lettres bouleversantes adressées à Mina Loy, l’amour de sa vie. Leur mariage précède une brève tranche de vie étonnamment calme et sereine avant la disparition mystérieuse mais tellement Dada de Cravan, quelque part sur la côte sud mexicaine.
« La vie ne vaut pas la peine d’être vécue, mais moi je vaux la peine de vivre ». Cette phrase qui claque comme un étendard au vent de la Liberté (et qu’Antico place dans la bouche de Cravan, page 164) résume assez bien les destinées parallèles de ces deux Arthur qui ont soif d’exister dans un monde qui leur consent seulement le droit de vivre. Les titres en miroir des premier et dernier chapitres (« Once free, always free ») veulent nous persuader d’une certaine communauté de souffrance entre ces deux hommes, matérialisée et renforcée par cette autre victime de la bêtise humaine qu’est le chimpanzé Consul. Les six rounds d’avril 1916 n’ont existé que pour les besoins du spectacle et le cachet des artistes. En dehors de ce combat surréaliste avant l’heure, ces deux Arthur, tout au long de leur existence ont déployé force, audace et esprit pour narguer la haine et la bien-pensance. Harmonieusement proportionnés à leurs mensurations, les enjeux furent alors autrement plus colossaux.
* : Un récapitulatif est disponible sur le site sens critique. Parmi les publications les plus récentes et dignes d’intérêt, on retiendra Championzé, d’Aurélien Ducoudray et Eddy Vaccaro (éditions Futuropolis, 2010), l’histoire vraie du Sénégalais Baye Phal, alias Battling Siki, premier champion du monde africain en 1922, et Panama Al Brown, de Alex W. Inker et Jacques Goldstein (éditions Sarbacane, 2017), qui retrace la vie du premier champion du monde sud-américain en 1929 (chroniqué sur Cases d’Histoire). Un point commun réunit Battling Siki, Al Brown et Jack Arthur Johnson : le racisme dont ils ont été victimes.
** : Cette loi de 1910 interdit de transporter des femmes ou des jeunes filles d’un État à un autre « dans un but immoral ». L’objectif initial de ce texte était de lutter contre la prostitution et la traite des êtres humains, mais il sera détourné à plusieurs reprises dans le but de nuire à des personnalités jugées incontrôlables.
*** : Voir Marc Dachy, Dada & les dadaïsmes, Rapport sur l’anéantissement de l’ancienne beauté, collection Folio Essais, Gallimard, 1994, nouvelle édition 2011.
****: Et même une BD très récente, celle de Jack Manini, Arthur Cravan, collection Grand Angle, éditions Bamboo, avril 2018. On imagine la moue du duo Carlé/Antico à la sortie de cet album alors que leur projet germait depuis plusieurs années. Le roman graphique consacré par Manini à Cravan, remonte aux sources de l’enfance (peut-être pour y déceler certaines frustrations) avant d’évoquer la plupart des frasques qui ont fait la réputation du bonhomme.
Il était 2 fois Arthur. Nine Antico (scénario). Grégoire Carlé (dessin). Dupuis. 184 pages. 28,95 €
Les 10 premières planches :