Indochine T4 : l’inexorable trajectoire d’Armand Baverel vers Dien Bien Phu
Suite et fin des aventures d’Armand Baverel durant la guerre d’Indochine à l’époque de Dien Bien Phu (novembre 1953-mai 1954). Dans ce tome 4, sous-titrée La Vallée des six villages, le pilote d’hélicoptère continue de collectionner des missions pas toujours très officielles, rencontrer des personnages emblématiques de ce conflit et, comme il le dit lui-même, trouver « toujours le moyen de faire le kéké à l’occasion ». Ce n’est qu’en fin d’album que l’action se déroule effectivement dans la vallée des six villages, celle de Dien Bien Phu, « la plus longue et la plus furieuse bataille de l’Armée française depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ».
Pour avoir un aperçu de l’intrigue de la série :
La chronique du tome 2 sur Cases d’Histoire
La chronique du tome 3 sur Cases d’Histoire
L’album s’ouvre par une courte séquence de trois planches où on peut voir des militaires français découvrir l’ampleur de la logistique du Vietminh dans le nord-est du Tonkin fin 1953-début 1954 pour alimenter la bataille de Dien Bien Phu. Ces images ne sont pas sans rappeler les illustrations sur le même thème de 40 hommes et 12 fusils de Marcelino Truong (p.162-163).
La séquence suivante montre Baverel amenant des munitions avec son hélicoptère dans une « Plantation Michelin, Hauts Plateaux » et découvrir l’enfer des « coolies » qui récoltent la sève d’hévéa, dont on fait le précieux caoutchouc.
Rappelons que depuis 1925 et afin d’avoir son propre caoutchouc, Michelin, la firme de Clermont-Ferrand, exploite 6 000 travailleurs indigènes sur 15 000 hectares en Cochinchine. Comme dit Marguerite Duras dans Un barrage contre le Pacifique : « Le latex coulait. Le sang aussi. Mais le latex seul était précieux ». Malgré les révoltes des ouvriers indochinois, Michelin est resté jusqu’en 1975 au Sud Vietnam. Sur ce sujet, on consultera les deux ouvrages suivants :
Puis Baverel se retrouve aux commandes d’une « baleine », le Sikorsky S-56 (version d’essai). Immatriculé CH-37 Mojave dans l’armée américaine, il fut le plus gros hélicoptère à moteur à pistons, pour une carrière très brève, avant l’arrivée des hélicoptères à turbine. Avec cet engin, l’aventureux pilote français effectue une mission de récupération d’aviateurs australiens en Chine sous la houlette de la CIA ! Cette épopée se termine pour lui par un appontage sur un porte-avions américain.
Il effectue ensuite une mission de transport au bénéfice des milices montagnardes méos (appellation Hmongs), qui vont aller attaquer une base aérienne en territoire chinois. Lors de la Guerre d’Indochine, l’armée française utilise ces combattants comme alliés contre le Vietminh. Pour plus de précisions sur ce peuple, on peut consulter l’album Hmong de Vicky Lyfoung, sorti chez Delcourt en 2023.
Enfin, il se rend à Dien Bien Phu pour y troquer son hélicoptère Sikorsky S-55 contre un DC 3 d’évacuation sanitaire qu’il parvient à faire décoller (p56). Si l’on considère que le dernier avion quitta le camp retranché le 27 mars 1954, les auteurs placent donc cet exploit de Baverel antérieurement à cette date.
Entre deux missions (p.47-50), Baverel fait la connaissance dans son bar habituel du journaliste et écrivain anglais Graham Greene (1904-1991) qui est également espion au profit des Britanniques et des Américains. Ce personnage est surtout l’auteur du célèbre roman Un américain bien tranquille, publié à New York en 1955 et à Paris en 1957, et porté à l’écran en 1958 et 2002 : l’action se passe à Saïgon en 1952 dans le milieu du journalisme et de l’espionnage, que connaît bien l’auteur.
Au cours de sa dernière mission en Indochine, Baverel se voit imposer de faire équipe avec Valérie André. Née en 1922, cette Strasbourgeoise sera médecin, parachutiste et pilote d’hélicoptère en Indochine. Elle sera la première française à porter les étoiles de générale en 1976. Elle prend sa retraite en 1981 avec le grade de médecin général inspecteur (qui correspond à générale de division).
Mais hélas, comme pour les trois tomes précédents, cette BD historique contient quelques erreurs chronologiques. Comme par exemple à la page 5 la mention de « la conférence de paix en 48 » : il s’agit en réalité de la conférence de Fontainebleau de 1946 entre le gouvernement français et le Vietminh, et qui s’achève sur une absence d’accord et la promesse d’une nouvelle négociation, à une date indéterminée. Anachronique aussi le fait de parler de « tongs » en 1953-1954 (page 16) alors que le terme est créé par les GI’s américains pendant la guerre du Vietnam.
Les erreurs chronologiques se doublent d’erreurs iconographiques, comme, à la page 51 pour illustrer « La blague des trois Grands qui passent leur garde en revue à Berlin ». Staline étant mort brutalement le 5 mars 1953, Khroutchev (1894-1971) au début 1954 est encore en train de disputer le pouvoir à d’autres compagnons de Staline, comme Molotov ou Malenkov, il n’est donc pas encore en position dominante en URSS. Dwight David « Ike » Eisenhower (1890-1969) est bien président des Etats-Unis depuis le 20 janvier 1953, mais Maza lui a donné les traits et le sempiternel béret d’un autre chef allié, le maréchal anglais Bernard Montgomery (1887-1976) ! Quant à de Gaulle (1890-1970), il est en 1953-1954 en pleine « traversée du désert », loin de toute responsabilité exécutive et ne reviendra au pouvoir qu’à la suite des évènements de mai 1958. La représentation visuelle de la blague est donc pour le moins maladroite.
On peut d’ailleurs ajouter que si l’on regarde attentivement les soldats de la « garde française » à la dernière case, on constate qu’ils portent le béret comme Montgomery, à l’anglaise avec l’insigne à gauche, alors que dans l’armée française (sauf les commandos de marine) l’insigne est porté à droite du béret comme Valérie André portant l’insigne parachutiste (photo ci-dessus). De plus, on distingue sur l’insigne du soldat parlant avec de Gaulle une croix de Lorraine, ce qui est impossible sur des insignes militaires français de cette époque.
Depuis le début de cette série, le travail des auteurs est marqué par ces erreurs chronologiques et iconographiques qui gâchent un peu la lecture. C’est d’autant plus dommage qu’ils ont sorti de l’ombre des pans entiers de l’Histoire de cette « sale guerre » oubliée, en dehors de sa fin tragique à Dien Bien Phu dans « la vallée des six villages ».
Indochine T4 La Vallée des six villages. Jean-Pierre Pécau (scénario). Maza (dessin). Jean-Paul Fernandez (couleurs). Delcourt. 56 pages. 15,50 euros.
Les cinq premières planches :