#J’accuse… !, une immersion décalée dans le tourbillon médiatique de l’Affaire Dreyfus
Le titre est osé : avec #J’accuse… !, le recours à la célèbre anaphore de Zola barrant la une de L’Aurore le 13 janvier 1898 plonge instantanément le lecteur dans l’Affaire Dreyfus. Mais en y accolant le hashtag devenu le symbole viral des réseaux sociaux, Jean Dytar narre, avec des codes du XXIe siècle, l’incroyable tempête médiatique qui accompagna la descente aux enfers de l’infortuné capitaine, avant la lente quête en réhabilitation entreprise par ses proches. Dans une astucieuse mise en pages et en cases, Dytar redonne ainsi vie aux incessantes polémiques par articles ou procès interposés des protagonistes et journalistes contemporains des faits. Cet album original, sorte de podcast graphique, procure au lecteur le sentiment d’enrichir ses connaissances sur cette fracture française tout en prenant conscience du poids déjà prégnant de la presse dans la fabrique de l’opinion publique.
Dans son précédent album, Jean Dytar avait déjà fait montre de son goût prononcé pour l’Histoire. Très exigeant dans la forme et le fond, il s’était attaché avec Florida à exhumer un fait peu connu de la conquête coloniale française en Amérique, en plaçant son récit à hauteur d’homme*. Point commun entre cet album et le #J’accuse… ! : la destinée tragique d’un individu embarqué contre son gré dans une mésaventure qui le dépasse et dont, très vite, il ne contrôle plus la mécanique qui le broie intérieurement.
Cet orfèvre aurait simplement pu se mettre en quête d’une nouvelle figure historique servant de clé de voûte à une fiction teintée d’héroïsme. Comme le rappelait Benoît Peeters** dans une interview en 2018, à propos du Vol 714 pour Sydney et du Tintin et les Picaros de son idole Hergé, « l’album qui entre dans une forme de répétition, qui applique la recette », c’est « l’album de trop », celui qui, malgré « tout le cœur, l’imagination et le savoir » de son auteur « déçoit ». Pour éviter ce piège, Dytar aurait-il succombé aux sirènes de l’OuBaPo*** et opté pour une création sous contrainte ? Dans la courte présentation mise en ligne pour la sortie de l’album (et en fin de celui-ci, page 308), il explique son tour de force scénaristique : pas une seule ligne contenue dans les 300 pages de son œuvre n’est fictive****. Autrement dit, il a construit un documentaire graphique entièrement à base de citations d’époque, qui pourrait en l’état servir de storyboard à une adaptation télévisuelle mêlant récit narratif, insertion de documents iconographiques bruts et
reconstitutions de scènes importantes jouées par des acteurs en costumes.
Cette intention historiographique est renforcée par une mise en forme originale. Chaque page de l’album devient celle d’un écran d’ordinateur. Dans la barre de tâches a été ouvert le dossier #j’accuse, et chaque sous-dossier indique précisément la source des propos tenus par les acteurs ou témoins de l’Affaire mis en images sur la page. Preuve supplémentaire du désir de crédibilité de l’auteur : grâce à la réalité augmentée, le lecteur peut s’immerger dans l’ambiance fiévreuse de l’Affaire en découvrant de nombreux documents d’archives (le plus souvent des unes de journaux). Cet apparent télescopage se complète enfin par des allusions graphiques à des dispositifs ultra-contemporains (comme des chaînes YouTube, des profils Twitter ou des chaînes d’info en continu) donnant l’impression de visionner certains témoignages sur le vif. Les bandeaux réservés aux commentaires, aux « like » laconiques ou « unlike » cinglants permettent à l’auteur de suggérer la violence des échanges verbaux de l’époque en immergeant le lecteur dans une sorte de remake des faits.
Le drame et l’injustice qui frappent le capitaine Dreyfus ont fait de lui un martyr ou un héros, au choix des références mythologiques. Quelle est l’intention de Dytar en juxtaposant ainsi un matériau si parfaitement authentique et un traitement aussi formellement moderne ? En considérant l’Affaire comme une sorte de tragédie, il la met en scène et s’autorise sa représentation en actualisant le regard portée sur elle dans le respect du texte. Sans jamais dévier du cœur du sujet – l’engrenage funeste plaçant un officier juif alsacien dans un tourbillon de haine antisémite et revancharde, il établit un parallèle, osé mais stimulant, entre la « réseausphère » actuelle, qui élève chaque fait divers ou simple rumeur au rang d’information et la démultiplie à l’infini avec le traitement médiatique contemporain de l’Affaire.
Bien que Dytar confesse quelques anachronismes, le résultat est convaincant : par le choix des intervenants – illustres ou plus discrets, par l’alternance graphique entre des plateaux imaginaires de tournage et les unes de la presse de l’époque, par les ajouts faisant la passerelle entre hier et aujourd’hui (tout le monde reconnaitra le modèle du réseau joliment baptisé Le Gazouillis), cet album montre comment l’opinion publique se fracture peu à peu en deux camps hostiles. Qu’elle serve de porte-voix aux « anti-Dreyfusards » pour stigmatiser le Juif, ce traître éternel assassinant la Patrie qui l’a recueilli et nourri, ou de bouclier aux « Dreyfusards » pour dénoncer sans relâche les preuves factices donc le déni de justice, la presse n’aura jamais autant joué son rôle de vitrine et de catalyseur de liberté d’opinion.
Bien qu’ayant digéré la poussée de fièvre boulangiste, la IIIe République ne peut s’affranchir de mettre la Revanche sur l’Allemagne au rang de priorité nationale. Aussi doit-elle accorder une confiance sans faille à son armée, future maîtresse d’œuvre de la reconquête des provinces arrachées à la mère Patrie. La rigueur historique de cet album (placé sous le conseil avisé de Philippe Oriol, un très bon connaisseur de l’Affaire) et sa mise en scène permettent au béotien d’en comprendre les principaux rouages au fil de la lecture. Il faut bien avoir à l’esprit ce que le XIXe siècle finissant charrie de sentiments patriotiques (nobles) et de revendications nationalistes et colonialistes (moins nobles) pour mesurer la violence des réactions à la nouvelle de la trahison d’un militaire, fût-il un simple soldat, au profit de l’ennemi abhorré.
Quand ce traître s’avère être un officier, un Alsacien et un Juif, les digues de la Raison cèdent rapidement dans toute une partie de l’opinion publique qui se revendique ouvertement antisémite. Mais ce n’est pas cette opinion, tout-à-fait autorisée à l’époque, qui va servir de levier à l’indignation des futurs « intellectuels ». Celui qui, le 31 octobre 1894, prend la défense du capitaine accusé de haute trahison n’est autre que son frère aîné, Mathieu. Dans L’Affaire telle que je l’ai vécue, il raconte d’abord sa stupeur à l’énoncé des faits, puis son immédiat engagement au service de la Vérité. Présent tout au long de l’album, assis sereinement dans un fauteuil, il est érigé en narrateur principal du récit. Sa force de persuasion et sa pugnacité rallient un à un les autres grandes figures civiles du camp des « Dreyfusards », parmi lesquelles le sénateur alsacien Scheurer-Kestner, l’écrivain et journaliste Bernard Lazare (auteur de plusieurs écrits engagés, dont Une erreur judiciaire, la Vérité sur l’Affaire Dreyfus, publié dès 1896) et bien sûr, un peu plus tard, Zola (passionné à partir de novembre 1897, entrant en scène page 112) et les tribuns hors pair Jaurès et Clemenceau.
Dytar n’oublie pas qu’au sein de l’armée, Dreyfus trouva quelques soutiens. Il ne s’étend pas outre mesure sur le plus célèbre d’entre eux, le lieutenant-colonel Picquart, parce que ce dernier n’est pas le preux défenseur de la Vérité qui risqua sa carrière et le déshonneur de la Grande Muette pour sauver un innocent*****. En revanche, le commandant Forzinetti, qui avait en charge la prison militaire du Cherche-Midi, fait parler son expérience pour assurer Mathieu Dreyfus de la justesse du combat à mener. Plus logiquement, des avocats vont s’illustrer pour que triomphe le droit dans cette Affaire. Edgar Demange ne peut éviter une condamnation jouée d’avance lors du premier procès devant le conseil de guerre en décembre 1894. Il aura une seconde chance en cassation, aux côtés de Fernand Labori, d’abord avocat de l’épouse d’Alfred Dreyfus en tant que tutrice de son mari au moment du procès Esterhazy, puis de Zola quand il est traduit devant les tribunaux suite à la plainte du ministre de la Guerre contre lui, en 1898. Mais que peuvent ces ténors du barreau face à une justice qui ne peut plus absoudre un innocent sans porter atteinte à l’honneur de l’Armée, donc au moral de la Nation ?
Parmi la quarantaine de journaux décortiqués pour l’écriture des dialogues, quelques-uns (Le Figaro, L’Aurore), commencent à se ranger du côté de Dreyfus, dès lors qu’est publiée la seule et unique pièce à conviction du dossier d’accusation : le fac-similé du bordereau prétendument de la main de Dreyfus, en novembre 1897. Mais malgré l’évidence graphologique du complot contre Dreyfus, une autre presse d’opinion se déchaine au nom de l’amour sacré de la Patrie, du soutien indéfectible à l’Armée et de l’antisémitisme le plus décomplexé. Prenant la plume à la moindre occasion, Édouard Drumont dans La Libre Parole, Henri Rochefort dans L’Intransigeant ou Maurice Barrès dans Le Journal affirment leur sempiternelle conviction de la culpabilité du capitaine. L’argumentation varie à peine. Pour les uns, la vision du Juif errant inapte au patriotisme est l’explication rationnelle à son penchant pour la trahison, pourvu qu’on y mette le prix. L’antisémitisme s’avère donc un antidote indispensable pour protéger sa Patrie. Pour d’autres, il s’agit de la raffermir en renforçant l’armée, de lutter contre les forces centrifuges que sont les intellectuels pervertis, partisans de valeurs trop universelles (comme la Liberté ou la Fraternité). Que ces intellectuels épris de justice soutiennent Dreyfus est en soi la preuve de sa culpabilité, de son crime de « lèse-patrie ».
Tout le monde connaît la fin de l’Histoire. Désireuse de sauver la face dans une affaire où elle s’empêtre dès le début, s’obstinant à déclarer Dreyfus coupable malgré le vide abyssal du dossier à charge, la justice militaire laisse le soin aux politiques de la tirer du bourbier. Dytar achève son récit sur une boucle graphique, celle d’un train entrant en gare à presque cinq années d’intervalle (en 1894 page 2 et en 1899 page 302), comme pour signifier la dimension infinie de cette Affaire. Entre ces deux dates, Dreyfus a recouvré sa liberté mais pas encore son honneur. Ce sera chose faite en 1906, après sa réhabilitation. Grâce à son travail de rigueur et de précision sur les sources, #J’accuse… ! a tout pour devenir une référence dans l’historiographie de l’Affaire Dreyfus. Bien que sa quatrième de couverture invite à clore ce volumineux dossier, cet album en constitue plutôt une très efficace actualisation.
* : Dans Florida, publié aux éditions Delcourt en 2018, le cartographe Jacques Le Moyne de Morgues raconte son expérience traumatisante de la tentative d’implantation d’un corps expéditionnaire français sur les côtes de Floride au XVIe siècle. Cet album avait retenu l’attention de la rédaction de Cases d’Histoire qui avait interviewé l’auteur avant de lui décerner le prix Cases d’Histoire cette même année.
** : Cet interview est à lire en cliquant ICI.
*** : Petit frère de l’OuLiPo, l’OUvroir de LIttérature Potentielle, fondé en 1960 et dont Queneau et Pérec furent les figures de proue, l’OUvroir de BAnde dessinée POtentielle, né en 1992, entend lui aussi insuffler de la contrainte au 9 e art pour en extraire des pépites aux formes étonnantes. Pour plus amples informations, la notice wikipédia fournit, en
plus des explications techniques, une liste de membres éminents et d’œuvres principales.
**** : Interview de Jean Dyt@r
***** : Comme le rappelle Philippe Oriol dans cette interview, au moment de la sortie du film J’accuse de Roman Polanski.
****** : à la page 117, l’auteur ose un « Je suis le syndicat » sur le modèle graphique du « Je suis Charlie »
qui avait conquis le monde entier en quelques jours suite aux attentats contre Charlie Hebdo en janvier 2015.
À notre sens, c’est peut-être le seul anachronisme hors-sujet de l’album.
#J’accuse !… Jean Dytar (scénario et dessin). Delcourt. 312 pages. 29,95 euros.
Les vingt premières pages :