Juan Diaz Canales : “Corto Maltese a vécu la Grande Guerre et la guerre civile en Russie, et il voit en 1924 qu’on répète les mêmes catastrophes” 1/2
Corto Maltese est de retour avec Nocturnes berlinois, album réalisé par Juan Diaz Canales et Ruben Pellejero, les continuateurs de l’œuvre d’Hugo Pratt. Le gentilhomme de fortune pose ses valises à Berlin, en 1924, alors que la République de Weimar commence enfin à se stabiliser. Mais dans cette atmosphère de liberté, cet âge d’or culturel, couve un danger mortel pour la démocratie, incarné par un certain Adolf Hitler, meneur d’un putsch raté en Bavière l’année précédente. Juan Diaz Canales revient pour Cases d’Histoire sur le séjour de Corto Maltese à Berlin.
Après des albums plus centrés sur la nature, l’aventure, cette histoire est une enquête dans un environnement urbain. Vous aviez besoin de varier les plaisirs ?
Tout à fait. On avait envie de raconter une histoire un peu plus urbaine et dans un moment historique, les années 1920 – 1930, peu utilisé par Pratt. C’est une période que l’on aime bien, en contraste avec le côté romantique des premières aventures de Corto Maltese.
On peut se demander pourquoi Pratt n’a pas creusé la période de la République de Weimar, pain béni pour une intrigue de Corto Maltese ?
Par manque de temps certainement. Mais aussi parce qu’il est parti après Tango sur des intrigues plus ésotériques, qui ne nécessitaient pas un contexte historique précis.
Qu’est-ce qui vous a plu dans cette période d’après-guerre en Allemagne ?
Il y a beaucoup de ressemblance entre la République de Weimar et la deuxième république espagnole. En tant qu’Espagnol, ça m’intéresse beaucoup. Cet échec de mettre en place une république dans un pays traditionnellement monarchique. Mais avec l’extrême droite d’un côté et la révolution soviétique de l’autre, ce n’était pas possible. Et puis le monde de la République de Weimar est très séduisant. C’est la modernité absolue au niveau des arts, de la société, de la culture, et dans le même temps, on assiste à la montée du fascisme. Ce contraste est très intéressant pour la narration d’un album.
Dans Nocturnes berlinois, le côté ésotérique, un peu mis de côté jusque là dans vos albums, revient.
Même si ce n’est pas une obligation, il y a une certaine grammaire à respecter pour rester dans l’esprit maltesien. Ici, l’élément ésotérique tombait bien parce que dans la continuité de l’histoire, on est après Les Helvétiques. J’ai développé la piste du congrès des alchimistes, où Steiner doit aller, et puis après j’ai trouvé l’histoire de la carte du tarot des Sforza. Ça permet d’avoir les deux facettes de Corto, le réaliste et le rêveur. Et en plus, la seconde moitié de l’album ne se situe plus à Berlin, mais à Prague, une ville magique, qui joue le rôle que tient Venise dans les autres histoires. On peut dire que c’est la capitale magique de l’Europe.
Comment vous êtes-vous documenté ?
Je dis toujours qu’on a le problème inverse qu’avait Hugo Pratt. Pour sa génération, la recherche était compliquée. C’est pour ça qu’il avait une bibliothèque qui était beaucoup constituée de magazines, de choses comme ça pour se documenter. Nous, on a tellement d’informations, que le problème c’est d’en écarter. Ce n’est pas rare qu’on se perde un peu. La période de Weimar est très documentée. Il y a notamment le cinéma qui apporte beaucoup de choses. On a beaucoup utilisé le film documentaire Berlin, la symphonie d’une grande ville, fait à cette époque là, qui montre la capitale allemande avec une réflexion sociologique. On a trouvé ça étonnant, pour la modernité, les lumières partout, les transports en commun, etc. C’est incroyable. Il y a aussi le cinéma fantastique allemand.
Je ne suis jamais allé à Berlin, mais côté documentation, il n’y a rien à chercher là-bas, tout a été détruit à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Par contre, Prague je connais. J’y suis allé il y a quelques années et j’ai trouvé la ville, très préservée, magnifique. Tous les lieux que je montre sont dans ma mémoire.
Forcément, dans le Berlin de l’après-guerre, Corto est confronté à la montée du nazisme. Face à ça, il reste fidèle à lui-même.
Il y a un certain changement dans la personnalité de Corto. Il évolue un peu. A cette époque là, il est près de la quarantaine. Et le monde a beaucoup changé. Je ne sais pas s’il vieillit, mais en tout cas, il murit. Il assiste d’une façon plutôt pessimiste à la montée du nazisme, qui à cette époque là n’était pas hyper claire. C’est le tout début du parti nazi, juste après le putsch de Munich, Hitler était en train d’écrire Mein Kampf. Corto commence à voir comment ça va tourner et comment ce n’est pas possible d’arrêter ça. Corto a déjà vécu la Grande Guerre et la guerre civile en Russie, il voit qu’on répète les mêmes catastrophes. Même avec ses « super pouvoirs » que sont l’ironie et le cynisme, il n’arrive pas à changer la situation.
On est en 1924, c’est l’embryon de la mise en place du parti nazi. Mais ce qu’on voit dans l’album, c’est qu’il y a un terreau favorable. Plus grave, il y a même un commissaire qui est tout à fait prêt à suivre Hitler.
Ce que j’ai voulu montrer, c’est que le nazisme ne vient pas de nulle part. Il y avait une situation qui a favorisé ça. L’extrême droite était déjà là, l’aristocratie et la grande bourgeoisie ne voulaient pas perdre leurs privilèges. Le milieu judiciaire était complice. L’exemple le plus flagrant est celui d’Hitler. Il est Autrichien, donc il devait être déporté. Ce n’est pas le cas. Il devait être emprisonné plusieurs années. Quelques mois plus tard, il est libéré. On voit qu’il y a déjà un mouvement souterrain de personnes qui n’acceptent pas la chute de la monarchie, le traité de Versailles. Tout ce qui est dans l’album, comme l’organisation terroriste Consul par exemple, a existé.
On voit la convergence des nazis avec l’aristocratie, sans qu’ils aient forcément les mêmes idées sur tout.
Oui, ils ont des objectifs communs. Et l’armée c’est pareil. Elle est restée très conservatrice. En même temps, il y a tous les problèmes avec l’autre extrémisme. L’intrigue de l’album se déroule après la révolution spartakiste, qui a échoué. Mais le parti communiste allemand est très puissant. Et quand Staline prend le pouvoir en URSS, il est inféodé à Moscou. Staline voit en effet l’Allemagne comme un pays clef qui doit tomber dans son escarcelle.
On voit aussi dans l’album un groupe de nazis qui disperse par la force un meeting du SPD. En 1924, pas en 1934. C’est hallucinant.
La séquence d’ouverture, le tableau vivant d’Hitler pendant qu’il était emprisonné, ce n’est pas inventé. Il n’était pas encore extrêmement populaire, mais s’il a voulu faire son putsch, c’est qu’il a senti qu’il avait une possibilité, que le moment était venu. C’est grâce au putsch qu’il a commencé à avoir un statut politique, l’image d’un meneur qui vient résoudre les problèmes.
On voit aussi dans l’album un antisémitisme déjà très fort. Bien sûr, il n’apparaît pas subitement. Mais ici, on est à Berlin, qui connaît un vent incroyable de liberté. Et pourtant, à un moment, le commissaire parle de fermetures de boutiques juives. encore une fois, on est en 1924, pas pendant la nuit de cristal de 1938.
Oui, l’antisémitisme était déjà très présent dans la police et l’armée. Ma référence historique pour tout cela est Joseph Roth (1896-1945), homme politique, professeur et journaliste. J’ai lu un recueil de ses articles écrits à cette époque avec beaucoup d’informations sur l’antisémitisme ambiant. Lui-même était juif. Il a écrit une nouvelle sur un vétéran de la Grande Guerre qui devient de plus en plus extrémiste et qui commence à travailler pour des organisations terroristes. Roth était très informé sur ces aspects.
Fin de la première partie de l’entretien
Corto Maltese T16 Nocturnes berlinois. Juan Diaz Canales (scénario). Ruben Pellejero (dessin et couleurs). Casterman. 72 pages. 17 euros
Les dix premières planches :