Juan Diaz Canales : “Si notre Corto Maltese pique la curiosité de quelqu’un pour voir ce qui s’est passé dans les années 1920 à Berlin, et comment ça a mal fini, on sera satisfaits.” 2/2
Suite et fin de l’entretien avec Juan Diaz Canales pour parler du tome 16 des aventures de Corto Maltese intitulé Nocturnes berlinois. L’occasion d’évoquer Friedrich Ebert, le Berlin by night, les agents soviétiques, Prague, Kafka et la Guerre d’Espagne. Bienvenue dans le monde de Corto Maltese.
Lire la première partie de l’entretien
Cases d’Histoire : Dans l’album, il y a un personnage qui tranche avec les autres protagonistes, c’est le président de la République, Friedrich Ebert (1871-1925), qui apparaît comme un vrai humaniste. Ce qu’il dit dans l’album, ce sont des discours qu’il a vraiment tenus ?
Juan Diaz Canales : Je ne sais pas si j’ai fait un portrait un peu idéalisé de Friedrich Ebert, mais en tout cas, il a vraiment tenu les discours qui sont cités dans l’album. Il a certes fait des erreurs, mais il est arrivé au moins à une troisième voie entre les extrêmes. Et il a échoué.
Même sans être spécialiste de la République de Weimar, on se doute que son gouvernement était plus modéré que ses opposants nazis ou soviétiques. Mais quand on lit sa parole dans l’album, on est stupéfait.
En Espagne, ça s’est passé pareil pour la deuxième République. Les modérés n’ont pas réussi à résister aux extrêmes.
Parallèlement, on voit le Berlin de la nuit, complètement débridé. On sent qu’il faut oublier les horreurs de la guerre, mais il y a une ambiance un peu bizarre.
Oui, il y a une atmosphère un peu sordide. Mais je crois que c’était le plus intéressant de cette nuit qui va jusqu’à l’extrême aussi, vers le côté de la liberté. Il fallait le montrer. On l’a déjà vu dans Cabaret par exemple, mais ça m’intéresse de voir comment une société hyper conservatrice comme celle de l’Allemagne a fait table rase pour donner libre cours aux libertés, sexuelles ou autres. Cette évolution radicale a été très rapide, pour finalement, quelques années plus tard seulement, suivre une autre évolution radicale, avec l’art dégénéré, etc. C’est une parenthèse de liberté incroyable. La nuit berlinoise, c’est le plus exotique et spectaculaire. Mais la liberté est présente à tous les niveaux. L’art, la littérature, la philosophie, l’architecture, le design, c’est pour tout. C’est comme Athènes, dans l’Antiquité. Et dans le même temps, les nazis prennent de plus en plus d’importance. C’est fascinant.
Berlin est un véritable panier de crabes. N’est pas oubliée l’Union soviétique, avec des agents secrets à l’affût. Il y a des sources qui montrent que Berlin était noyauté par des agents soviétiques ?
Il y a des références. Quand la guerre civile en URSS s’est achevée et que Staline a pris le pouvoir, les partis communistes de toute l’Europe ont été inféodés à Moscou. Ça commence à cette époque là et ça monte de plus en plus. Par exemple pendant la Guerre d’Espagne, c’est une évidence. Le parti communiste en Espagne a été contrôlé par l’URSS. Donc oui, ça a commencé en Allemagne au début des années 1920, après l’échec de la révolution spartakiste.
En début d’interview, vous l’avez dit, il y a dans cet album un passage à Prague. Le côté ésotérique de la ville vous a séduit ?
Prague, comme Venise, est une ville qui fait rêver, fantasmer. J’y suis allé et j’ai adoré cette cité. Son histoire est très intéressante. C’est un carrefour de cultures, allemande, bohème et juive. Très maltésien. Il y a plein de légendes, plein de petits détails qu’on peut utiliser pour raconter une histoire. Et l’élément important pour un récit de Corto Maltese, c’est que Steiner, qui joue un grand rôle dans l’intrigue, était professeur à l’université de Prague.
Et pas de Kafka ?
Il y a une petite référence cachée à Kafka. Quand Corto rencontre Lévi Colombia dans la rue des alchimistes, juste à côté du château de Prague, dans la maison où Kafka a habité, au 22. J’étais tenté d’utiliser Kafka comme un protagoniste, mais il y a beaucoup de choses à raconter. Ça rejoint ce qu’on disait précédemment sur la documentation. La double page qui montre le rêve de Roth inventorie les sujets intéressants autour de Prague, les alchimistes, le peintre Arcimboldo, l’astronome Kepler, qui ouvrent la porte à mille histoires. Et pour Kafka c’est pareil. Il faut se retenir un peu parce que sinon, on perd le fil. Ici, c’est un hommage au côté magique de la ville.
Évidemment, en lisant l’histoire, on voit les clins d’œil avec la situation politique actuelle, en Europe, aux États-Unis. C’est ce que vous aviez en tête dès le début.
Oui. Je ne crois pas du tout au fait que l’Histoire se répète, mais je suis persuadé qu’il y a énormément de choses à apprendre de l’Histoire. Parce qu’il y a beaucoup de pistes qui nous disent ce qu’il faut faire et ne pas faire. En ce sens, c’était voulu de notre part. Je reviens sur la Guerre d’Espagne, mais c’était pareil pour les Italiens, il y a des révolutions et des contre-révolutions qui ont éclatées un peu partout et qui ont fini dans la Seconde Guerre mondiale. Quand on voit qu’on donne la parole à des gens très extrémistes avec des messages hyper simples pour des problèmes hyper complexes, ça doit nous dire quelque chose, non ? Parce que ça finit mal. Si notre album pique la curiosité de quelqu’un pour aller voir ce qui s’est passé dans les années 1920 à Berlin, et comment ça a mal fini, on sera satisfaits.
En tout cas, c’est album très riche mais qui se lit très facilement.
Je suis conscient que nos albums de Corto Maltese sont un peu denses. Il y a de l’aventure, il y a toujours quelque chose qui se passe, des références. J’ai toujours peur d’être un peu lourd au niveau de la narration. Cette fois, avoir une structure de polar aide à fluidifier la lecture.
Pour l’album suivant, est-ce que vous avez déjà des pistes ? Est-ce que ça va être chronologique ?
On n’a pas encore décidé, mais je crois qu’on va rester sur cette période historique de l’entre-deux-guerres. Si on reste sur des histoires autour de la Grande Guerre, ce n’est pas possible, parce que la chronologie est presque remplie.
Et puis il y a la Guerre d’Espagne aussi.
Oui, mais c’est plus délicat. Ça nous force presque de parler de la mort de Corto Maltese, un sujet sensible. Mais on peut très bien parler des années 1920 en Espagne, qui sont aussi passionnantes.
Corto Maltese T16 Nocturnes berlinois. Juan Diaz Canales (scénario). Ruben Pellejero (dessin et couleurs). Casterman. 72 pages. 17 euros
Les dix premières planches :