La Croisade des Innocents : quitter les rivages de l’enfance au Moyen Âge
S’inspirant d’un mouvement populaire d’envergure qui poussa plusieurs milliers de pauvres sur les routes de Jérusalem en l’an 1212, Chloé Cruchaudet imagine comment une bande de jeunes illuminés pourrait se lancer dans La Croisade des Innocents et devenir grands sans passer par l’âge adulte. En creux, cette jolie fable raconte à quoi pouvaient ressembler les rêves et les hantises des enfants du début du XIIIe siècle, dans un monde où seuls les signes extérieurs de la puberté valident le changement de statut sociétal et dans lequel la candeur et l’innocence ne protègent guère des convoitises.
Le 16 juillet 1212, Pierre III, roi d’Aragon, triomphe des Almohades à Las Navas de Tolosa, au nord de l’Andalousie. Lorsque la nouvelle de la suprématie des troupes chrétiennes se répand et parvient jusqu’à Rome, l’espoir d’une nouvelle croisade en direction de la Terre Sainte renaît, vingt-cinq années après la reprise de Jérusalem par Saladin. Au printemps 1213, le pape Innocent III saisit le prétexte de l’édification
d’une forteresse sur le mont Thabor pour prêcher ce qui sera donc la cinquième expédition militaire depuis celle de 1095, concrètement organisée lors du concile de Latran en 1215. Il s’agit peut-être aussi de faire oublier le piteux échec de la précédente croisade, détournée sur Byzance par les marchands vénitiens (1204).
Mais si la question du Saint-Sépulcre demeure une obsession pontificale, d’autres forces plus temporelles animent les sociétés chrétiennes occidentales. À cette époque, le roi Philippe Auguste continue d’agrandir le domaine royal en consolidant sa politique de reprise des fiefs, notamment au détriment de l’Anglais Jean Sans Terre. Ce dernier s’apprête à jouer son va-tout lors de la bataille de Bouvines (27 juillet 1214). Dans ce royaume de France en pleine mutation, l’avènement d’un État fort par la mise au pas des grands feudataires ne bouleverse pas forcément la vie quotidienne des plus humbles sujets. En revanche, malgré les grands défrichements accompagnant la poussée démographique enregistrée depuis le milieu du siècle précédent, la misère frappe encore au gré des aléas météorologiques. Elle génère ainsi des migrations de populations sans terre et parfois sans but, les plus enclines à entendre des discours millénaristes et des appels au
service de la gloire divine.
Les faits dont s’inspire librement Chloé Cruchaudet dans son album se rattachent à la croisade des enfants de 1212. Le témoignage le plus célèbre sur cette épopée est celui du moine cistercien Albéric des Troisfontaines. Rédigé aux alentours de 1252, il a vite inspiré les plus grandes réserves sur sa fiabilité* mais prêté le flanc à la légende. Dans cette infinie dimension de l’imaginaire, en usant de la comptine** et du paravent du théâtre, l’auteure invente ainsi le fabliau racontant ce voyage mythique et mystique à la fois. Il était une fois, donc, l’histoire d’une troupe d’enfants à la poursuite de leur rêve et engagée dans le compte-à-rebours inconscient de leur jeunesse.
Banni de sa famille parce qu’il a provoqué la mort accidentelle de sa petite sœur Margotte, réfugié chez un brasseur qui exploite les enfants sans ménagement, Colas découvre par hasard le corps d’un homme, bras en croix, regard intense, comme statufié sous une fine pellicule de glace. Son meilleur ami Camille ne tarde pas à interpréter cette vision pour lui donner un sens prophétique. Grâce à l’exhibition d’une noix tombée du ciel et à une bonne dose de boniment, Colas et Camille persuadent tous leurs condisciples de partir pour le plus beau des voyages. Là où tous les grands ont échoué, eux, les « cœurs purs », libéreront le tombeau du Christ. Bien que conscients de la durée du périple (« cent lunes »), la troupe des Colas, Camille, Gauvin, Pilou, Jehan, Ysabel, Tancrède et tous les autres se met en branle derrière la bannière à l’effigie de l’ordre du Saint Sépulcre. Les lumières célestes et les reliques merveilleuses entrevues dans la grande église le jour de la messe, les splendeurs de Jérusalem enseignées par le père Galien pendant le catéchisme, adouciront les souffrances du voyage. Quand les maigres provisions ont toutes été englouties, l’idée géniale de jouer le spectacle de leur propre histoire de ville en ville pour attendrir les badauds et recueillir leurs aumônes permet de faire taire les ventres affamés.
Mais l’auteure ne s’est pas contentée d’imaginer ce qu’aurait pu être cette croisade traversant le Limousin, le Poitou et bientôt l’Aquitaine en direction du port de Marseille. L’entrée en scène de Beuve, le puiné, et de ses deux catins confère à cette expédition une dimension initiatique. Celui « qui n’a même pas droit aux miettes de ses frères » (page 82) acquiert d’emblée, auprès de ces enfants, la stature du grand frère protecteur. Vaille que vaille, malgré la faim qui tenaille souvent les ventres et le doute qui s’immisce dans les esprits affaiblis, la petite troupe progresse. Mais la pureté des sentiments se brouille. L’amour charnel trouble Colas le prophète (quelle magnifique séquence dans l’histoire), la faim tue l’esprit de partage avant de coûter la vie au plus innocent d’entre tous, le doute s’empare des âmes lorsque la noix qui servait de talisman se brise. Peu à peu, le cortège se rapproche de la Méditerranée mais s’éloigne en même temps des rivages de l’enfance. Au fil des saisons, les rêves s’évanouissent, laissant la place à une réalité autrement plus rugueuse.
Le parti pris astucieux de la mise en abyme finale exonère l’auteure de tout manquement à l’Histoire. Cette croisade des innocents se libère ainsi de toute attache aux mouvements d’ampleur de 1212, et se transporte définitivement dans l’univers du conte. Par la douceur de son trait et la délicatesse de ses personnages, Chloé Cruchaudet nous offre une belle parabole sur les perspectives de l’existence à hauteur d’enfant, sur l’envie et la peur de grandir, sur le besoin de recevoir de l’amour et d’en donner aussi, sur la taille de l’imaginaire enfin. En ces temps médiévaux où l’imaginaire est imprégné de références chrétiennes, cette fable trouve le juste équilibre entre la candeur juvénile et les fantasmes eschatologiques.
* Selon Albéric, deux mouvements se seraient formés, l’un en Rhénanie et l’autre en région parisienne. Conduits l’un par le jeune Nicolas et l’autre par le jeune Étienne, ils auraient convergé vers Marseille où « Dieu devait fendre les eaux de la Méditerranée [leur permettant] de traverser à pied sec », imitant Moïse. Las d’attendre le miracle, ils embarquèrent sur sept navires de marchands qui leur proposèrent de les transporter gratuitement vers la ville sainte. Deux bateaux firent naufrage, les autres atteignirent les côtes de l’Afrique du Nord où les enfants furent vendus comme esclaves.
En se référant aux chroniques de l’an 1212, les historiens ont repéré d’authentiques mouvements de foule animés d’un esprit de croisade. Mais le pléthorique cortège parisien se disloque après avoir été désavoué par Philippe Auguste à Saint-Denis. Le groupe de Cologne parvient dans plusieurs ports méditerranéens où les rigueurs de l’hiver et des trafiquants d’esclaves le désagrègent. Cette expédition n’aurait pris le nom de « croisade des enfants » qu’en raison d’une erreur de traduction du terme pueri, à envisager au sens « d’enfants de Dieu » ou de « quiconque en situation de pauvreté », rabaissé dans une sorte de minorité de fait, comme les enfants.
** Si chacune des saisons formant les chapitres de cet ouvrage est amorcée par une citation d’auteurs médiévaux (Arnaud de Ribérac, Chrétien de Troyes, Rutebeuf), la comptine « À la volette » est bien plus tardive (dernier quart du XVII e siècle). La licence poétique peut s’étendre jusque-là…
La Croisade des Innocents. Chloé Cruchaudet (scénario, dessin et couleurs). Soleil. 176 pages. 19,99 €
Les 5 premières planches :
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[…] Pour en savoir plus lire l’article publié par CAPITAINE KOSACK le 13 décembre 2018 sur le site de Cases d’histoire. […]