La Libye après Kadhafi : des journalistes face à une population désemparée
Le conflit libyen a fait couler beaucoup d’encre ces dix dernières années. En 2020, le pays est remis en lumière par la récente mise en examen de Nicolas Sarkozy. Pourtant, il n’est pas aisé de comprendre ce qui s’y est passé et ce qui s’y passe encore. Francesca Mannocchi et Gianluca Costantini ont voulu rendre cette actualité plus claire grâce à leur bande dessinée Libye publiée chez Rackham. En parcourant la Libye d’aujourd’hui, les auteurs dressent un portrait complexe d’une réalité qui est loin de celle relayée par les médias européens.
Pendant longtemps, la Libye a été le pays d’un seul homme, Mouammar Kadhafi. De 1969 à 2011, Kadhafi tient d’une main de fer l’un des pays les plus riches du monde en gaz et en pétrole. Pour y parvenir, toute personne considérée de près ou de loin comme un opposant est emprisonnée, enlevée ou assassinée. Dans la prison d’Abou Salim sont enfermés les prisonniers politiques condamnés sans procès. En juin 1996, près de 1270 prisonniers sont tués sur ordre de l’armée pour faire comprendre à tous qu’aucune négociation n’est possible quant aux conditions de détention. Le témoignage d’un des survivants de ce massacre ouvre la bande dessinée. L’utilisation de ce fait marquant de l’histoire libyenne permet de poser les jalons pour la suite du récit.
Le régime de Kadhafi a instauré un climat de peur, de suspicion, de délation parmi la population. Suivant les différents soulèvements qui ont secoué le Moyen-Orient durant l’année 2011, la jeunesse s’est levée pour devenir maîtresse de son destin. Cependant, la mort de Kadhafi n’a pas entraîné la mise en place d’un système démocratique. Cela est notamment dû aux interventions européennes plus soucieuses de savoir comment les réfugiés seront arrêtés en Libye que de l’instauration d’une politique stable dans un pays exportateur de gaz et de pétrole.
Depuis des années et avec un pic en 2011, la guerre en Syrie, la dictature militaire en Érythrée et les nombreuses difficultés économiques d’autres pays africains entrainent un afflux constant de réfugiés en Libye, principale porte d’entrée vers l’Europe. Mais quelle est la réalité sur place ? Est-ce vraiment à la Libye seule de gérer cette crise humanitaire ? Les discours nationalistes de ces derniers temps laissent entendre que oui. Pourtant, Francesca Mannocchi, en allant à la rencontre des principaux acteurs de ce drame, nous permet de comprendre la complexité du fonctionnement libyen. Les poncifs retenus par les médias occidentaux sont analysés et défaits : la figure du passeur n’existe pas ; les gardes côtes libyens chargés d’intercepter les canots remplis de migrants n’ont ni les moyens physiques, ni les moyens financiers d’empêcher les drames d’arriver ; les migrants eux même n’ont d’autre choix que de partir. Ils risquent plus en restant en Libye qu’en partant sur un bateau qui prend l’eau. Il n’y a pas de solution miracle à proposer. Cependant, chercher à comprendre les tenants et les aboutissants donne une vision plus établie de la situation. Le trafic d’être humain pratiqué en Libye sur les candidats à l’exil ne pourrait pas avoir lieu sans les diverses milices qui contrôlent le pays.
L’argent est un moteur puissant quand il est associé à la peur et à l’achat d’armes de guerre. Les milices se servent de l’argent récupéré pour instaurer un climat de guerre et de peur. Ce n’est que la continuité d’accords passés entre Kadhafi et différents leaders européens, notamment français et italien. Pour empêcher une « Europe noire », Kadhafi a reçu la bénédiction de Sarkozy et Berlusconi pour construire des prisons dans lesquelles seraient retenus les migrants, quelles que soient leurs conditions de détention. Lorsque des gouvernements occidentaux signent des accords avec un pays fortement instable institutionnellement parlant, comment des personnes qui se battent pour survivre au quotidien peuvent-elles se sentir coupable d’essayer de tirer leur épingle du jeu ? C’est une des nombreuses questions abordées par les deux auteurs dans cette bande dessinée.
Comment un pays qui vit dans la peur, même après la chute de la dictature, peut-il considérer les volontés occidentales comme primordiales ? La population vit dans un système rôdé dans lequel chaque échange implique un pot-de-vin, chaque demande nécessite d’avoir des connexions. Et pourtant, cet argent n’est pas disponible pour eux. Tout l’argent disponible est accaparé par un petit nombre, notamment les milices ; milices qui ont proliféré à la suite de la chute de Kadhafi. Depuis 2011, le pays n’a pas d’armée stable, n’a pas de gouvernement central puisque le pays est scindé en deux. D’un côté se trouve le gouvernement soutenu par la communauté internationale dirigé par le général Haftar, de l’autre le Nouveau gouvernement d’union nationale. En 2016, le Nouveau gouvernement d’union nationale laisse place au Gouvernement d’accord national (GAN) reconnu par les Nations Unies et mené par Fayez el-Sarray. Ces deux gouvernements ne se reconnaissent pas mutuellement. Les soutiens européens de ces deux gouvernements vont mener en sous-main des actions favorisant l’un ou l’autre tout en pactisant avec les milices.
Ce jeu de dupes favorise l’accroissement du pouvoir politique des milices et leur octroie une mainmise sur le pays qu’elles n’avaient pas jusqu’alors. La dictature de Kadhafi a laissé place à une dictature militaire dans laquelle les réflexes acquis sous Kadhafi sont toujours bel et bien présents : surveiller ses arrières, vérifier d’être ni suivi ni observé ni écouté… Ces signes montrent toute l’ambivalence de ce pays : les milices vivent richement tandis que la population vit dans la peur quotidienne. Refaire une révolution n’est même plus envisageable selon certains témoignages. Les circonstances de 2011 ne sont plus réunies pour y parvenir. Il y a même du regret dans leurs paroles. Le regret de ne plus sentir la sécurité et l’abondance qui régnaient sous Kadhafi, même si la liberté n’existait pas. Des paroles fortes pour des personnes qui ont combattu la dictature.
Cette bande dessinée permet de relativiser bon nombre de choses. Elle permet de s’affranchir d’une vision manichéenne et offre la possibilité de comprendre la population libyenne, leurs choix et leurs actes. Surtout, elle sort des discours relayés par les médias et les réseaux sociaux pour informer tous ceux qui le souhaitent.
Libye. Francesca Mannocchi (scénario). Gianluca Costantini (dessin). Rackham. 14 pages. 19 euros.
Les 10 premières planches :
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[…] La Libye après Kadhafi : des journalistes face à une population désemparée, Flore Humbolt, 2 novembre 2002, Link […]