La véritable histoire du Moyen Âge, pour redorer le blason d’une époque mal aimée
« Âge sombre » ou plus prosaïquement « médian », le Moyen Âge n’a-t-il vraiment été qu’un long tunnel entre les splendeurs antiques et la Renaissance du Quattrocento ? Dans cet album aux allures de manuel illustré, Arnaud de la Croix et Philippe Bercovici proposent quelques jalons pour étayer nos connaissances sur ce millénaire décisif de l’histoire européenne. Ils distinguent pour cela vingt moments-clés, entre dates incontournables et biographies de figures moins célèbres que les papes ou les souverains. Le choix de l’humour permet aussi à cet album d’atteindre son but : plaider, en distrayant, la cause d’une époque encore trop souvent réduite à quelques clichés.
L’intention et le ton de l’album sont affichés dès la première page : un moine chevronné et son disciple, rappelant le duo formé par Guillaume de Baskerville et le novice Adso dans Le Nom de la Rose, se plaignent de l’obscurité régnant dans leur scriptorium. En deux réparties comiques et quatre images anticipant les pires atrocités du XXe siècle, la réputation de violence aveugle et d’obscurantisme du
Moyen Âge est balayée par le duo des futurs narrateurs et guides de l’album. Mais comparaison n’étant pas raison, le plus dur reste à faire : suggérer ce que cette période a apporté de significatif au monde qui lui succède, sans pour autant l’absoudre de ses errements ni l’idéaliser. Notre duo de clercs va s’y employer, sauf quand ils s’effaceront devant d’éminents personnages pratiquant le récit
autobiographique.
La sélection des vingt dates-clés retenues par les auteurs pourrait piquer la curiosité des lectrices et des lecteurs et les conduire tout droit vers la table des matières en fin d’album. Le titre donné à chaque chapitre conçu selon un format standard (neuf pages dessinées ponctuées d’une postface) pourrait alors engendrer un léger malentendu. En effet, ces accroches choisies pour chaque séquence ne correspondent pas exactement au sujet traité. Onze « jours où… » (et même quatorze) et trois « années où… » s’avèrent ainsi non pas des éclairages sur un moment précis traité pour lui-même, mais une date canonique retenue par l’historiographie et consubstantielle au héros du chapitre. Prenons l’exemple du « 8 mai 1429, le jour où Jeanne d’Arc libéra Orléans » (pages 187 et suivantes) : le récit débute lorsque Jeanne entend ses premières voix dans les prés de Domrémy, évoque ensuite entre autres faits marquants et en deux cases seulement la libération d’Orléans (page 196) et s’achève le 30 mai 1431, lorsque la Pucelle meurt à Rouen sur le bûcher. Rien d’une plongée « caméra à l’épaule » dans une mêlée médiévale, ni la vision de l’incroyable engagement d’une jeune femme en armure par l’un de ses mâles compagnons d’armes : non, un traitement très classique, en somme, de la vie de la première héroïne nationale.
En intitulant ainsi chaque chapitre, il s’agissait peut-être d’éviter le soupçon du ton hagiographique ou simplement trop biographique qui colle un peu à l’histoire médiévale depuis longtemps*. Cette tendance à aborder la période par le prisme des grands personnages s’explique par la rareté documentaire (surtout les sources écrites) qui s’accentue au moment où les institutions romaines s’effondrent. On ne peut donc blâmer Arnaud de la Croix, dans les pas d’un Duby souvent cité en référence dans les postfaces, d’amener dans le sillage des « stars » Clovis, Charlemagne, Jeanne d’Arc ou Marco Polo les moins connus Sylvestre II (le pape de l’an Mil) ou Suger (l’abbé qui co-dirigea le royaume de France avec Louis VI). Il nous dévoile enfin la vie d’autres personnages dont seuls des médiévistes avertis pourraient raconter l’existence pourtant captivante, tels une Hildegarde de Bingen (bien plus que l’exorciste suggérée par le titre du chapitre!), l’immense savant Albert le Grand, maître de Thomas d’Aquin, la pieuse Marguerite Porete, brûlée à Paris en 1310 pour ses opinions déviantes sur la nature de sa foi, l’infâme Gilles de Rais enfin, qui fut fait maréchal de France avant de sombrer dans la pédocriminalité.
Sans émettre le moindre jugement sur les dix siècles séparant la chute de l’empire romain d’Occident (476) de l’arrivée du Génois Colomb sur les rivages d’Haïti en 1492, force est de constater la primauté du religieux dans ce millénaire. De combattue à tolérée, avant d’être institutionnalisée à la fin du IVe siècle par l’empereur Théodose, la foi chrétienne devient l’épine dorsale des sociétés d’Europe occidentale et byzantine pour dix siècles. Pouvoirs, savoirs, arts, mœurs émanent de Dieu ou s’adressent à lui par le truchement de ses lieutenants sur Terre. Démarrer l’album en narrant les tribulations ayant conduit au pacte de gouvernement scellé entre le roi franc Clovis et l’évêque de Reims tombait sous le sens. Paris ne valait pas encore une messe, mais asseoir sa domination sur des populations gauloises orphelines de Rome valait bien un baptême. Enchaîner en décrivant la collusion d’intérêts entre Charles le Grand et Léon III, détenteurs des pouvoirs spirituels et temporels, finit de rappeler l’alliance précoce du trône et de l’autel. Le sacre impérial du 25 décembre 800 renforce ainsi l’autorité des deux sur des populations croyantes jusqu’à la crédulité et dresse un rempart contre l’expansionnisme abbasside.
Cette veine prolifique du mariage d’intérêt entre les pouvoirs spirituel et temporel fournit les trois protagonistes suivants de la sélection. D’une certaine manière, l’ascension du surdoué Gerbert d’Aurillac jusqu’au trône de Saint-Pierre s’explique par les précieux services rendus aux puissants de l’époque, d’Hugues Capet jusqu’à l’empereur Otton III. De même, lorsque Louis VI confie l’administration du
royaume de France à Suger pendant la 2e croisade (1146-1149), il se range à l’idée que ceux qui servent Dieu sont les plus aptes à servir l’État, évidence confortée par le fait qu’ils sont les seuls en capacité intellectuelle de le faire depuis que Charlemagne a remis l’instruction parmi les priorités dans les monastères en 789 (Admonitio generalis, page 27). À vrai dire, des vingt dates-clés retenues par les auteurs, deux échappent parfaitement et deux partiellement à l’immixtion du religieux : l’apparition du roman et de l’univers courtois au XIe siècle grâce à la figure de Chrétien de Troyes (chapitre 6), la rencontre entre Marco Polo et le Grand Khan en 1275 (chapitre 13), l’évocation inattendue de la grandeur passagère du duché de Bourgogne sous Philippe le Bon (1419-1467, chapitre 19) et la vie et l’œuvre du « Vinci flamand », Jérôme Bosch (chapitre 20).
L’amour d’Arnaud de la Croix pour le Moyen Âge n’altère pas son discernement quant au sort réservé à ceux que l’Église considère comme déviants, voire hérétiques. Il consacre donc des chapitres entiers ou multiplie les allusions indispensables à toutes les victimes du dogme et de l’orthodoxie pontificale. Avant
le récit de leur capitulation à Montségur en 1244 (pages 127 et suivantes), les Cathares et leur foi sont décrits de manière très accessible et les parallèles avec d’autres périodes utilement dressés dans la postface. De même, le massacre insensé des Juifs de Bruxelles, considérés comme fauteurs de peste, en 1349, en dit long sur l’antisémitisme latent dont les prémices au XIe siècle sont par ailleurs rapportés dans le chapitre sur la première Croisade. A contrario, être mystique ne garantissait pas non plus la vie sauve, surtout au féminin : pour une Hildegarde de Bingen tolérée et protégée (pages 79 et suivantes), une Marguerite Porete brûlée vive en 1310 après l’autodafé de son livre (pages 163 et suivantes). Le soupçon de pratique de sorcellerie fut aussi un motif récurrent de procès en inquisition. La plus célèbre sorcière à subir cette condamnation, Jeanne d’Arc, meurt ainsi sur le bûcher en 1431, comme avaient déjà péri par le feu purificateur les Juifs de Rhénanie en 1096 (page 50), ceux de Bruxelles en 1349 (page 185) ou les
Cathares hérétiques en 1244 (page 137).
Bien qu’artificiellement réduite à vingt dates (on imagine les affres des auteurs au moment de sacrifier un Ibn Sina / Avicenne, un Philippe Auguste, un Saint Louis, un Henri le Navigateur, un Vasco de Gama, un Leonardo Fibonacci, un Jacques de Molay ou un Dante Alighieri), pourquoi cette Véritable histoire du Moyen Âge séduit-elle ? D’abord parce que le dessin vif et expert de Philippe Bercovici a su restituer et rendre plausibles, en neuf pages, de véritables condensés de savoir devant intégrer une foultitude de lieux (Rome, Venise, Constantinople à trois époques différentes, Paris, Florence, etc), de décors (places de ville, intérieurs de monastères, d’églises, de cathédrales ou de basiliques, etc), d’actions ordinaires ou exceptionnelles (enseignement à diverses époques, procès, batailles, condamnations au bûcher, sacres ou distinctions honorifiques, etc). Quand cela a paru utile à la bonne compréhension du lecteur, des cartes d’appoint ont été dessinées (royaumes des fils de Pépin en 768, page 23, parcours de la première croisade, page 52, contours du duché de Bourgogne sous Philippe le Bon, page 227). Le ton léger et les réparties volontairement anachroniques ou finement teintées de références à d’autres époques n’empêchent pas les hommages rendus aux architectes et aux artistes, avec une mention appuyée au flamand Jérôme Bosch (chapitre 20) dont Bercovici a reproduit, en les agrandissant, de nombreux détails si parlants de plusieurs de ses toiles.
Plus délicat, mais si didactique, le travail accompli sur les phénomènes que l’on qualifierait aujourd’hui d’invisibles ou de paranormaux. S’entendre dire que des femmes ou des hommes ont des visions, dire que la mort ou le mal rôdent et châtient les impies, autant de concepts plus faciles à faire comprendre par le dessin. Les voix de Jeanne, les visions d’Hildegarde ou les terreurs des populations au moment de la Grande Peste se trouvent ici sobrement suggérées, mais le dessin s’avère un excellent vecteur, encore plus performant si l’on songe à un jeune public faisant connaissance avec les grandes figures retenues. Autres atouts de cet album : la subtile présentation de l’alchimie grâce à la figure d’Albert le Grand (chapitre 12), les exposés clairs sur la géopolitique européenne balbutiante, à savoir les querelles de supériorité et les enjeux de pouvoir entre papauté et Empire (voir le chapitre 10 sur l’excommunié Frédéric II), le résumé solide sur la première Croisade (et pas seulement « le jour où Urbain II [la] prêcha », chapitre 4), le magnifique hommage au « [possible] plus grand peintre du Moyen Âge ». Et pour ceux que le dessin aide à mémoriser, des pages comme celle faisant le bilan du règne de Charlemagne (page 29, voir ci-dessus) sont du pain bénit.
En bref (comme disait Pépin), cette Véritable Histoire du Moyen Âge, dans laquelle Arnaud de la Croix et Philippe Bercovici ont trouvé l’équilibre entre érudition** souriante et illustrations crédibles, fera la joie des apprentis médiévistes qui, cet été, fidèles à l’esprit taquin des auteurs, pourront faire rimer Moyen Âge avec plage et coquillages !
* : Il s’agissait peut-être aussi d’éviter les redondances. La série « Ils ont fait l’Histoire », publiée aux éditions Glénat depuis 2014, a déjà épinglé une petite dizaine de grandes figures médiévales dont les incontournables Clovis (T36), Charlemagne (T3), Saladin (T12) et Jeanne d’Arc (T14), mais aussi les rois Philippe II Auguste (T30), Louis IX (T8) et Philippe IV le Bel (T1). Ces mêmes éditions ont également mis en chantier une collection désormais riche de plus de 80 volumes, « Les grands personnages de l’Histoire en bandes dessinées », dont une dizaine consacrés aux figures médiévales classiques.
** : Pour ceux qui douteraient de la qualité documentaire de l’ensemble, la bibliographie sélective en fin d’ouvrage a de quoi rassurer. Pour ceux qui craindraient que le goût du Moyen Âge induirait de la part des auteurs un prosélytisme larvé, voici les derniers mots de la postface du chapitre 10 consacré au voyage de Frédéric II à Jérusalem en 1229 : « certains médiévaux, que ce soit dans le monde musulman ou chrétien, suspectaient donc les trois religions monothéistes de constituer autant d’impostures… ». Ces mots font directement référence à la thèse dite « des trois imposteurs » (le berger Moïse, le médecin Jésus et le chamelier Mahomet), développée par des chanoines au XIIIe siècle et relayée par Frédéric II, mais fondée sur des propos tenus par un roi qarmate de Bahreïn au Xe siècle. Le Moyen Âge, ce temps où la critique virulente de la valeur des prophètes semblait déjà possible ?
La Véritable histoire du Moyen Âge. Arnaud de la Croix (scénario). Phlippe Bercovici (dessin). Sylvie Sabater (couleurs). Le Lombard. 256 pages. 24,50 euros.
Le premier chapitre :