L’Abîme de l’oubli : rendre dignité et postérité aux fusillés de l’épuration franquiste

Au nom de l’unité nationale et du refus de replonger le pays dans ses divisions mortifères, l’Espagne a longtemps occulté la Terreur blanche qui a frappé les militants républicains n’ayant pu s’enfuir après l’instauration de la dictature de Franco, en septembre 1939. Cette épuration s’est soldée par des exécutions de masse, suivis d’ensevelissements dans des centaines de fosses communes. Parmi les fusillés de 1940 figure José Celda, dont la fille Pepica n’a pu récupérer le cadavre qu’au bout de 73 ans. Paco Roca et Rodrigo Terrasa mettent en cases le récit bouleversant de ces événements. Enjeux de cet album, publié aux éditions Delcourt : redonner leur dignité à des victimes innocentes et lutter contre l’oblitération de la mémoire collective.
Certains travaux de recherche racontent l’Histoire. Lorsque le talent du chercheur parvient à magnifier son objet d’étude, certains ouvrages deviennent des jalons de l’historiographie. Mais il arrive aussi parfois que des historiens, au gré de leur plongée dans les archives, exhume des pans entiers de l’Histoire d’un pays au point d’en influencer le cours.
Certes, Vicent Gabarda (1959-) n’a pas, en France, l’aura d’un Fernand Braudel, d’un Georges Duby, d’un Emmanuel Le Roy Ladurie, d’un Raul Hilberg ou d’un Robert Paxton *. Mais en Espagne, assurément. Tout commence dans les années 1980, lorsque ce natif de Paterna (commune de la banlieue de Valence) se lance dans une thèse sur l’économie locale de l’après-guerre civile. Alors qu’il dépouille les archives de cette commune entre 1939 et 1965, il est intrigué par l’énorme différentiel entre les 3 volumes dédiés aux naissances et mariages et les 26 volumes consacrés aux décès. Sa curiosité d’historien le pousse à compulser ces derniers. Il y découvre que 90 % des noms enregistrés sont assortis de la mention « blessure causée par une arme à feu », et que ces mentions sont postérieures à 1939, donc ne peuvent s’expliquer par des exactions commises dans les deux camps durant la guerre civile.
Bien que constatés à une échelle locale, ces décès mettent en évidence les massacres perpétrés dans les premiers mois du régime franquiste. Comme le rappelle Rodrigo Terrasa **, les vainqueurs avaient alors imposé « le quota de sang », une sorte de châtiment infligé par les franquistes aux républicains vaincus, corrupteurs de l’Espagne. Peu importent les victimes, un fils, un père, un oncle, il s’agit « de faire comprendre qui a remporté la victoire, qui a gagné la guerre, et de contrôler le reste de la société par la peur ». Pour documenter ces massacres, dix ans après la chute de Franco et le retour de la démocratie, Gabarda décide donc de répertorier les noms des victimes pour les publier d’abord dans la revue El Tiempo et, plus tard, dans un livre. Ce faisant, il renseigne des milliers d’Espagnols sur le lieu de sépulture de leurs ancêtres disparus pendant l’immédiat après-guerre. Mais il faudra attendre la loi sur la mémoire historique de 2007 *** (page 94) pour envisager d’accorder le droit aux familles des fusillés de 1940 d’exhumer les cadavres de ces disparus, à condition qu’elles les localisent elles-mêmes et prennent en charge la récupération.

Bien qu’elle fournisse un cadre législatif, cette loi ne facilite pas la tâche des personnes désireuses de retrouver leurs morts. L’héroïne de cet album, Josefa « Pepica » Celda, peut en témoigner. Elle a dû patienter jusqu’en mars 2013, soit presque 75 ans, pour parvenir à ses fins et triompher des obstacles dressés sur son chemin. Le labyrinthe dans lequel Pepica progresse (page 95) matérialise d’abord les inévitables tracasseries bureaucratiques : les fosses se situant à l’intérieur du cimetière municipal, il faut les autorisations administratives ad hoc. Au bout de deux ans d’attente, Pepica apprend par courrier postal que les ossements retrouvés dans les fosses communes deviendront des Biens Archéologiques non-restituables aux familles mais potentiellement visibles dans un musée (page 98). Et de toute façon, comment une octogénaire isolée va-t-elle recruter les archéologues habilités à déterrer des morts dans des charniers ?
Le dernier obstacle, et non le moindre, se dressant devant cette femme courageuse, est politique. Sur un ton faussement plein d’empathie, un employé municipal dépourvu d’affinité pour la cause républicaine lui dit que « remuer le passé ne sert qu’à rouvrir les vieilles blessures ». En effet, le contexte politique joue à fond : comme le souligne Paco Roca **, « cela dépend du gouvernement au pouvoir ». Ainsi, quand Mariano Rajoy (du Parti Populaire, libéral conservateur) dirige le gouvernement espagnol entre 2011 et 2018, il se déclare « fier de consacrer zéro euro à la mémoire, aux exhumations ». Plus sidérant encore : quarante ans après la disparition de la dictature franquiste, « des gens avec qui nous avons parlé lors de la réalisation de la BD ont encore peur de parler de ce sujet aujourd’hui », rapporte Paco Roca **. Peur ou honte ?

Pourtant, comment reprocher à quiconque de vouloir enterrer dignement ses morts ? L’histoire de Pepica confine à l’universel. Dans plusieurs séquences d’une beauté magistrale, Terrasa et Roca remontent aux sources de l’Humanité (Néandertal et Sapiens, page 58) ou de notre culture européenne (Homère, pages 71-74 et 169-173, Platon, page 98, Aristote, page 127). Les auteurs convoquent ces piliers de notre civilisation pour réaffirmer cette évidence : il faut enterrer dignement ses morts, quelles que soient la raison et la forme de leur trépas, pour ne pas les précipiter définitivement dans l’abîme de l’oubli. Maintenant qu’une possibilité lui est enfin donnée de tenir la promesse faite à sa mère sur son lit de mort, Pepica répète et reproduit simplement ce mantra de l’espèce humaine.

Car depuis l’exécution de son père le 14 septembre 1940, elle sait exactement où repose son cadavre. Tante Pura, la sœur de son père, a été témoin oculaire de la scène. Elle a vu le corps de José s’écrouler sous les balles dans le champ de tir, puis le transfert de son cadavre parmi les 15 autres en camion vers le cimetière de Paterna où les fossoyeurs ont reçu l’ordre de les ensevelir sans ménagement. Dès la Fête des Morts suivante, Pepica et sa mère Manuela sont venues s’incliner devant la fosse 126, là où a été jeté le corps de José. En prenant possession de la caisse dans laquelle ont été déposés les restes du squelette de son père, Pepica entend certainement ses mânes la remercier de ne pas l’avoir oublié, 73 ans après son exécution.
Il est coutumier de dire que l’Histoire est écrite par les vainqueurs. Cet adage s’illustre à la perfection en Espagne après 1939. Cet album rappelle utilement comment cette période constitue un angle mort de l’histoire nationale. Le mythe d’un Franco faiseur de paix, au moment où l’Europe s’embrase, a la peau dure. Certes, dans un contexte de barbarie ordinaire, le régime franquiste a fait taire les armes, honoré ses morts et procédé aux exhumations. Il a rendu grâce à ses héros, baptisé des rues à leurs noms, construit des monuments dont la spectaculaire Vallée des morts ****, inaugurée en 1959. Mais pour les vaincus républicains, nada. Ce traitement injuste a frappé au cœur les familles des combattants républicains mais néanmoins espagnols. Parmi les survivants, ceux moins engagés militairement vont se battre désormais secrètement pour que la mort terrestre des fusillés ne signifie pas la fin de leur existence, pour qu’ils ne sombrent pas dans l’oubli.

À cette œuvre colossale, un homme animé d’une humanité bouleversante va contribuer chaque nuit, pendant des mois, de 1939 à 1945, à la faveur de son métier. Il se nomme Leoncio Badia. Sa fille, Maruja, raconte son incroyable destinée à des lycéens d’abord puis à Irène, l’une des deux archéologues chargés des fouilles dans le cimetière.
Tout commence en 1933, lorsque la république est proclamée en Espagne. Leoncio croit en la capacité des hommes à faire le bien. Sa devise, entendue maintes fois dans la bouche de sa mère, est « agis envers les autres comme tu aimerais qu’ils agissent envers toi ». Son altruisme s’accorde aux idéaux de la république. Puis la guerre civile éclate. Leoncio s’engage avec fougue pour sauver la république menacée par le fascisme, mais il appartient bientôt au camp des vaincus. Après avoir vu s’effondrer son idéal et mourir ses deux filles, Leoncio, « sale petit rouge », est relégué par le maire de Paterna au poste de gardien du cimetière. Là, il aura pour mission principale « d’enterrer les siens » (page 137) dans les fosses qui se remplissent nuitamment, après chaque exécution de masse ordonnée par des tribunaux faisant fi de la justice.

Instinctivement et inlassablement, Leoncio prélève sur chaque cadavre puis archive à l’abri des regards une mèche de cheveux et parfois un objet pour les remettre à celles et ceux qui en auront besoin, plus tard, pour faire leur deuil. En républicain convaincu mais en Espagnol croyant, il comprend que les vivants ne seront jamais en paix tant que leurs morts n’auront pas été honorés dignement. Il refuse aussi obstinément l’idée de l’anonymisation d’une partie, même infime, de l’Humanité, par une autre, momentanément en position de domination. En cela, il fait la synthèse entre mémoires individuelles et mémoire collective, entre le souvenir et la commémoration, normalement inséparables quand un peuple accepte de regarder son histoire en face.
La fin de la vie terrestre ne signifie pas la fin de l’existence. Paco Roca l’a bien exprimé par un jeu de transparences dans quelques pages magnifiques. Les personnes décédées continuent de peupler les souvenirs et les propos de ceux qui leur survivent. En cela elles atteignent la sphère mémorielle, dont la flamme doit être entretenue par ceux qui ont le pouvoir de dire le passé. Dans cet album émouvant, qui parle de la transmission de la vie et des mémoires en évitant le pathos, les auteurs évoquent leur pays, l’Espagne, qu’ils n’estiment pas clairement débarrassée de la dictature et toujours profondément divisée. Mais au-delà de toutes les idéologies, rancœurs, jalousies et soif de vengeance, ils mettent en garde contre l’oubli, cet « abîme qui sépare la vie et la mort » (page 108). Oublier ses morts, c’est nier son humanité. Oublier son histoire, c’est prendre le risque d’une réécriture du passé, apanage des pires régimes totalitaires. Cet album raconte qu’il est possible de relever la tête et de lutter, aux côtés d’un historien passionné, de vieilles dames dignes et courageuses et d’une équipe d’archéologues.
* : Fernand Braudel (1902-1985), après sa thèse soutenue en 1947 sur « La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II », élabore le concept de « temps long » en Histoire.
Georges Duby (1919-1996), après sa thèse intitulée « La Société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise » élargit le champ de sa réflexion à toute la société médiévale dont il met en lumière les structures mentales dans son célèbre Les Trois Ordres ou l’Imaginaire du féodalisme, publié en 1978.
Emmanuel Le Roy Ladurie (1929-2023), avant de devenir un précurseur dans l’étude de l’histoire du climat, publie, en 1975, un livre à succès, inspiré de sa thèse, intitulé Montaillou, village occitan de 1294 à 1324.
Raul Hilberg (1926-2007) fut le premier historien à rendre compte dans sa globalité du génocide perpétré à l’encontre des Juifs pendant le 2e guerre mondiale, dans La Destruction des Juifs d’Europe, publié en 1961.
Robert Paxton (1932-), publie en 1972 et en français l’année suivante La France de Vichy. Cet ouvrage démontre, archives allemandes à l’appui, comment le régime de Pétain, au travers de la collaboration assumée, s’est rendu complice de la déportation donc du génocide des Juifs de 1940 à 1944.
** : Les citations des auteurs sont extraites d’une interview accordée à Cases d’histoire en janvier 2025, à retrouver bientôt sur le site.
*** : Le gouvernement dirigé par le socialiste José Luis Rodriguez Zapatero, dont le grand-père paternel officier de l’armée de terre fut fusillé en août 1936, parvient, au bout d’un débat passionné, à faire adopter la loi (Ley de Memoria Histórica en espagnol) par les députés le 31 octobre 2007. Sa dénomination complète éclaire sur son contenu : Loi de reconnaissance et d’extension des droits et de rétablissement des moyens en faveur de ceux qui ont souffert de persécution ou de violence durant la Guerre civile et la Dictature. Pour plus de détails, voir ICI.
**** : Situé à 50 km au nord-ouest de Madrid, ce sanctuaire à la gloire de Franco puis des soldats franquistes morts pendant la guerre civile, connu sous les noms de El Valle de Cuelgamuros, précédemment Valle de los Caídos, a été construit à partir de 1940 par plusieurs milliers de prisonniers politiques républicains condamnés aux travaux forcés. Il est célèbre pour l’immense croix qui le surplombe. Il constitue un symbole et un héritage bien embarrassants et polémiques depuis la chute du franquisme.
L’Abîme de l’oubli. Rodrigo Terrasa (scénario). Paco Roca (scénario, dessin et couleurs). Delcourt. 296 pages. 29,95 euros.
Les 27 premières planches :