Le Clan des Otori t. 1, violence et amour dans un Japon féodal mythique.
Le Clan des Otori, l’œuvre de la Britannique Lian Hearn, n’est pas au sens strict du terme une suite romanesque historique en cinq tomes. C’est un long récit de fiction qui se place dans un pays qui paraît presque exactement semblable au Japon de la fin du XVIe siècle, mais qui n’en porte pas le nom. Stéphane Melchior et Benjamin Bachelier adaptent en bande dessinée le premier tome de cette saga en suivant fidèlement l’œuvre de l’autrice. Cet album, sous-titré Le silence du rossignol, couvre la moitié du premier tome de cette pentalogie. Nous y découvrons Takeo et Kaede, les deux adolescents figurés sur la couverture de l’album et dont les destinées tragiques vont converger dans la suite de l’œuvre. Et nous plongeons avec eux dans l’atmosphère dramatique de ces « Trois pays » en proie à une violence endémique : guerres entre seigneurs, assassinats politiques et persécutions religieuses.
Le récit commence par le sauvetage de Takeo, âgé de quatorze ans, par un seigneur du clan Otori, Shigeru. Celui-ci élimine trois soldats du clan Tohan, ses ennemis mortels, qui poursuivaient l’adolescent, seul rescapé de la communauté pacifique des « Invisibles », qu’Iida Sadamu, seigneur du clan Tohan, vient de massacrer. Shigeru emmène le jeune homme avec lui jusqu’à Hagi, la capitale du clan Otori. Là il lui fait donner une éducation de samouraï, dans le but de l’adopter comme fils. Mais on s’aperçoit que Takeo possède un certain nombre de dons prodigieux, qui sont ceux de la « Tribu », une population mystérieuse d’espions et d’assassins. Kaede, quant à elle, est la fille d’un seigneur du pays de l’Ouest. Mais elle a été placée en otage chez un vassal d’Iida Sadamu, où elle est considérée comme une servante.
Kaede réussit à se soustraire aux mauvais traitements des domestiques et, après avoir échappé à une première union forcée, elle est promise à un mariage obligé avec Shigeru. L’album se termine par le départ de Shigeru et Takeo, maintenant officiellement son fils, pour Inuyama, capitale du clan Tohan à l’invitation d’Iida Sadamu pour célébrer les noces de Shigeru et Kaede.
Le Clan des Otori est une œuvre de fiction, mais tout n’y est pas fictif. De temps à autre, on peut détecter des éléments du passé du Japon. Prenons par exemple à la p 24 : Shigeru évoque « la plaine de Yaegahara. Le lieu de la pire défaite des Otori […] A cause de la trahison des Noguchi, plus de dix mille hommes ont péri. Y compris mon père ». Or dans l’histoire réelle du Japon, s’est déroulé en octobre 1600 à Sekigahara « la bataille qui décida de l’avenir du pays ». Là, grâce au changement de camp d’un clan en sa faveur, Tokugawa Ieyasu devienta le maître du Japon et le premier Shogun (dictateur) de l’ère d’Edo (1600-1868). La similitude entre ces deux batailles n’est donc pas un hasard : Lian Hearn a puisé dans l’histoire nipponne.
Il en va de même pour toute la séquence p.75-77 consacrée au « plancher rossignol », un ingénieux dispositif qui permet de faire grincer ce plancher. Ceci sert à repérer une éventuelle intrusion dans certaine citadelles et résidences féodales japonaises de l’époque des samouraïs.
Le château Nijo à Kyoto, construit en 1603 par le shogun Tokugawa Ieyasu, offre encore aujourd’hui aux visiteurs, la possibilité de voir et d’entendre un « plancher rossignol ».
Mais il ne faut pas pousser la comparaison trop loin, car Lian Hearn n’hésite pas à changer les données historiques japonaises. En témoigne dans l’album par exemple le statut des « Invisibles », dont on comprend qu’il s’agit là d’une communauté chrétienne persécutée. Dans le Japon historique de la fin du XVIe siècle, certains Japonais de toutes classes sociales (même des nobles et des chefs de clan) sont convertis au christianisme par des missionnaires jésuites européens. Leur persécution ne débute que beaucoup plus tard au milieu du XVIIe siècle, lorsqu’ils commencent à être perçus comme un danger politique et militaire. À partir de 1640, les chrétiens sont alors systématiquement éliminés en même temps que le pays se ferme à tous les étrangers. La première bande dessinée française sur le Japon des samouraïs, Ugaki, Le serment du samouraï, de Robert Gigi (sortie en 1980 chez Dargaud), se déroule justement dans ce contexte de luttes politiques et religieuses.
Quant à l’énigmatique « Tribu », elle fait beaucoup penser à un clan de shinobis ou ninjas, qui sont effectivement présents dans le Japon féodal du XVIe siècle et eux aussi pourchassés par certains seigneurs, tandis que d’autres n’hésitent pas à se servir de leurs talents d’assassins. Nous avons déjà rencontré les shinobis-ninjas dans l’album Kurusan. Mais il ne s’agit pas ici d’un copier-coller de l’Histoire vers la fiction, mais d’une vraie réinvention par Lian Hearn de ce trait caractéristique de la culture nipponne.
Le découpage de Stéphane Melchior et le dessin très expressionniste voire fantastique de Benjamin Bachelier donne à ce mélange de données historiques et d’inventivité romanesque, un plus par rapport au roman de Lian Hearn : ainsi qu’en témoigne la très belle page 49 consacrée à la « Tribu ». On ne peut qu’attendre avec impatience la suite de cette épopée avec la rencontre des deux jeunes héros.
Le Clan des Otori T1, Le Silence du rossignol. Stéphane Melchior (scénario). Benjamin Bachelier (dessin). Gallimard BD. 96 pages. 17,80 euros.
Les dix premières planches :