L’émancipation féminine par l’exemple de trois combattantes républicaines de la Guerre d’Espagne
Il y a 80 ans commençait la Guerre civile espagnole. On sait que ce conflit entre démocrates, communistes et partisans d’un régime totalitaire a été le prologue sanglant de la Seconde Guerre mondiale. On sait moins, en revanche, que deux ans avant que les troupes de Franco n’affrontent celles de la jeune république, une insurrection fut durement réprimée dans les Asturies par le général galicien. C’est dans cette région du Nord de l’Espagne que trois femmes courageuses se rencontrent pour lutter contre les forces fascisantes et affirmer leur émancipation de l’autorité patriarcale.
Le récit commence à Oviedo, capitale de la région minière des Asturies et centre d’une révolte dirigée par l’Union des frères prolétaires, une alliance de tous les partis de gauche qui voulaient l’abolition du système républicain imposé par la constitution de 1931 et sa substitution par un gouvernement socialiste. Pour éviter toute contagion révolutionnaire, le gouvernement appelle à Madrid le général Franco comme assesseur et envoie sur place des légionnaires africanistes et des troupes fraîches commandées par le général Lopez Ochoa. La révolution est matée sévèrement. Mais dans les combats pour le contrôle d’un couvent, trois femmes se rencontrent et sympathisent en participant activement à la bataille. L’album s’attache à la vie et aux combats de Fé, Esperanza et Caridad (Foi, Espérance et Charité), dans trois chapitres où elles sont au cœur d’évènements dramatiques : la révolte des Asturies en 1934, la fin de la Guerre civile espagnole en 1939 et enfin la France occupée puis libérée entre 1939 et 1945. Un épilogue savoureux marque leurs retrouvailles dans le Paris libertaire de mai 1968.
Chaque chapitre est centré sur une héroïne dont le prénom a été inspiré par Jaroslav Hasek, qui a écrit dans Le Brave soldat Chvéïk : « Qu’il est beau ce mot « espoir », au centre de cette triade qui élève l’homme au-dessus du chaos de la vie : Foi, Espérance, Charité ! ». Cette héroïne insoumise s’émancipe de tout pouvoir masculin en participant de manière active aux luttes contre les forces réactionnaires. Un Albert Camus de fiction les croise plusieurs fois avant sa disparition tragique. C’est lui qui les appelle les « Insoumises » lors de leur mémorable première rencontre.
Le premier chapitre est centré sur Fé, combattante socialiste qui guide un jeune reporter français du nom d’Albert Camus dans les rues d’Oviedo marquées par les combats contre l’armée régulière. Avec son amie, la blonde Caridad, elle délivre du couvent où elle était enfermée la très volontaire Esperanza. En état de choc, blessée, Fé perd le contact avec ses amies dans la retraite des troupes socialistes lors de la répression féroce menée par le général Franco. Un militaire promis au plus bel avenir !
Barcelone assiégé, est encore aux mains des républicains à l’automne 1938, mais la défaite est proche pour les amis de Caridad, l’Insoumise au cœur du second chapitre. Elle est devenue enseignante, poste qui lui permet de faire un cours sur l’émancipation féminine pour des lycéennes intéressées au premier chef. Elle retrouve près de la capitale catalane, Esperanza, Fé et son frère Juan avec pour mission de conduire en camion des enfants de républicains en France. Les Stukas allemands bombardent la route qu’ils empruntent, le véhicule tombe dans un ravin des Pyrénées, Juan et les enfants meurent, Fé est gravement blessée. En France, Esperanza est enfermée dans le camp de rétention d’Argelès-sur-Mer. De nationalité française, Caridad est libérée. Désespérée, elle écrit à son ami Albert Camus pour avoir un peu d’aide.
Comme 450 000 Espagnols qui fuient les représailles franquistes dans un mouvement nommé la Retirada, Esperanza est enfermée dans un camp de rétention dès son arrivée en France. Elle rumine sa frustration de fille de militaire, cloîtrée par son père dans un couvent dix ans plus tôt, sans doute pour son homosexualité affirmée. Libérée grâce à l’action d’Albert Camus, en 1940, elle parvient à se faire recruter en tant que pilote par l’armée française. Pendant l’Occupation elle connait une belle histoire d’amour avec une allemande, c’est pour cela qu’elle est tondue à la Libération.
Autour d’Albertine, la fille que Caridad a eu avec Albert Camus, les trois Insoumises se retrouvent à Paris en mai 1968 pour soutenir le mouvement de protestation étudiant, souffle alors un vent de liberté salutaire, notamment pour les femmes de toute origine et de tout âge.
Cette très belle histoire de femmes est portée par le scénario habile et fort bien construit de Javier Cosnava qui adapte ici son roman Camus y yo et diverses nouvelles. Autour de trois témoignages de femmes qui affirment leurs droits et leur liberté, y compris sexuelle, l’auteur brosse le portrait de la société espagnole, très divisée, des années 1930. Il prend appui sur des événements charnières de l’Histoire du pays comme la révolte des Asturies en 1934, prémices à la terrible guerre civile qui s’achève en 1939. Il ne montre de la fin de ce conflit que des républicains défaits qui se réfugient en France avant d’être enfermés dans des camps de rétention dès la frontière passée. Mais l’émancipation des femmes est en marche, mai 68 est dans toutes les mémoires pour en témoigner. Cette lutte contre toute oppression, celles des patriarches qui enferment leurs filles au couvent pour punir tout faux pas, ou celle de l’Église, sert de fil rouge à ce récit, émouvant car profondément humain. Sur un papier glacé de grande qualité, le magistral dessin semi-réaliste, vif et expressif de Rubén Del Rincon est rehaussé d’une bichromie sépia qui évoque les photographies sur l’Espagne de l’époque, les années 30-40, d’un Capa ou de sa compagne Gerda Taro, par exemple.
Les auteurs respectent le contexte historique délicat de la fin de la Seconde république et de la Guerre civile, tout en introduisant un Camus de fiction (qui prend des notes – sur les résistants qui engagent une lutte à mort contre la peste brune -, qui lui serviront pour la rédaction de son roman La Peste, d’ailleurs le titre espagnol de l’album est Las Damas de la Peste) et en centrant leur récit sur l’émancipation de trois femmes. Le scénario loin de se limiter à un récit historique est d’abord une histoire féminine, sur l’amitié, l’homosexualité, la liberté, le combat ou le courage. C’est un album engagé au message clair : les femmes sont le seul espoir de l’humanité. Elles apportent un peu d’humanité et de solidarité dans les boucheries meurtrières du XXe siècle. La vie et les combats des trois Insoumises justifient l’épigraphe de Jaroslav Hasek en début d’album : « L’équilibre du monde repose sur la Foi, l’Espérance et la Charité. »
Insoumises. Javier Cosnava (scénario). Rubén Del Rincon (dessin). Editions du Long Bec. 96 pages. 17 €
Les 5 premières planches :
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