L’enquête journalistique des “Derniers jours du Che” : fiction, effet de réel et Histoire
Dans Les Derniers jours du Che, second tome de la série Reporter, Renaud Garreta, Laurent Granier et Gontran Toussaint entraînent Yann Koad, journaliste du magazine français Reporter, sur les traces du célèbre révolutionnaire Ernesto Che Guevara qui mène une guérilla en Bolivie. Une bande dessinée où s’entremêlent fiction, effet de réel et Histoire.
Dans ce second tome de la collection Reporter publié en 2017, 50 ans après la mort du célèbre guérillero cubano-argentin, nous retrouvons Yann Koad, journaliste pour le magazine français Reporter, qui décide de partir sur les traces d’Ernesto Che Guevara. Après avoir assisté aux marches de Selma, à l’assassinat de Malcom X, en 1965, et aux mouvements des droits civiques des Afro-Américains aux États-Unis (1), le jeune journaliste enquête cette fois à Cuba puis en Bolivie. Il est amené à côtoyer des personnages qui sont au cœur de l’un des événements les plus marquants du XXe siècle.
Dans cette aventure, l’intuition du reporter est l’unique boussole à laquelle il se fie, ce célèbre flair journalistique qui le pousse à être aux endroits où il faut être. Il incombe alors au lecteur de dénouer les fils qui se tissent et s’entremêlent sous ses yeux, entre ses mains, afin de déceler là où se situe la fiction, là où la coloration historique est la plus prégnante, là où s’arrête l’histoire et commence l’Histoire. Yann Koad est le personnage principal, fictionnel, qui assure la continuité de la série et des aventures. Il est le fil conducteur du récit ; il mène l’enquête et le lecteur suit les pas, les péripéties du journaliste entre énonciation de faits réels et aventures romanesques. Du fait de cette présence, cet album relève de la bande dessinée historique où alternent la fiction et le récit véridique.
Les personnages évoqués ont tous existé et assument leur rôle au regard de l’Histoire. La somme d’informations données, par les auteurs, permet au lecteur de reconstituer les tenants et les aboutissants d’une époque. Ce qui nous semble le plus intéressant est la façon dont les auteurs jouent avec l’« effet d’histoire » en accommodant la réalité aux besoins de la narration. Pierre Fresnault-Deruelle, en s’inspirant de l’« effet de réel » barthésien, définit ainsi cet « effet d’histoire » que nous retrouvons si souvent dans ce genre particulier de la bande dessinée lorsque le lecteur se mue en archéologue et repère dans ses fouilles de papier les traces de l’Histoire : « Les faits sont là et il est difficile de les arranger trop ouvertement. La solution consiste alors à enchâsser çà et là, au gré du scénario, des faits attestés ou des images officielles, à s’arranger en sorte que la fiction rejoigne sporadiquement les faits historiques, puis à replonger dans l’invérifiable trame obscure des destins individuels » (2).
Plusieurs degrés de coloration historique sont visibles dans cet album et il est intéressant de se pencher sur les différents recours employés. Dès la deuxième planche de l’album, les auteurs jouent avec la réalité pour des besoins narratifs. Alors que Yann Koad rencontre Herbert Matthews (3) dans un bar de La Havane, afin d’avoir des informations sur l’endroit où se trouve Che Guevara, les deux journalistes évoquent « le message aux peuples du monde à travers la Tricontinentale », et Matthews cite la phrase de José Martí (4) qu’Ernesto Che Guevara a écrit en exergue de son texte : « C’est l’heure des brasiers et il ne faut voir que la lumière ». Ce texte est bien réel et résonne a posteriori comme le testament politique du guérillero, mais les auteurs manipulent la chronologie puisque la rencontre entre Koad et Matthews a lieu le 1er avril 1967 alors que le texte n’est publié pour la première fois que le 16 avril 1967 dans un supplément à la revue Tricontinental, à La Havane. Cette légère distorsion permet aux auteurs d’évoquer le projet révolutionnaire de Guevara qui entend étendre la révolution à tout le continent où la Bolivie ne représente que le point de départ.
Par la suite, la coloration historique se fait plus nette lorsque Yann Koad vient voir Régis Debray qui est détenu par l’armée bolivienne. Deux mois plus tôt, le reporter français, après avoir rencontré les guérilleros et échangé quelques mots avec Guevara (autre fictionnalisation de la réalité), quitte le campement en compagnie de George Roth, Régis Debray et Ciro Bustos. Contrairement aux trois autres, Yann Koad échappe de justesse à l’arrestation, retardé par une blessure à la cheville. La détention de Debray, Roth et Bustos est véridique et, au-delà de l’anecdote, sert de cheville narrative assurant la continuité et la poursuite de l’enquête journalistique. Le récit construit par les auteurs repose en grande partie sur la reconstitution faite par les biographes du Che et, notamment, celle écrite par Pierre Kalfon (5) en 1997.
D’autres épisodes illustrent la mécanique de l’« effet d’histoire », mais nous nous arrêterons sur les deux dernières planches de l’album, les derniers instants du Che. Par un ingénieux tour de passe-passe scénaristique, les auteurs parviennent à mettre en dessin l’exécution du Che selon les dires de l’assassin lui-même. Ils se basent sur un témoignage recueilli en 2007, à Stockholm, par Víctor Montoya, écrivain bolivien (6). Dans le premier cartouche de la pénultième planche, Yann Koad explique les circonstances de l’interview de Mario Terán qu’il réalise quarante ans après à Stockholm : « Je n’ai pas pu parler avec le bourreau du Che à l’époque, impossible de mettre la main dessus, et bien sûr aucune aide des militaires auprès desquels j’ai essayé d’obtenir des infos, on peut le comprendre. Pour tout dire, je n’ai eu connaissance de sa véritable identité que bien des années plus tard, et j’ai pu enfin interviewer Mario Terán à Stockholm en 2007, 40 ans après ». La voix off de Terán occupe les cartouches, qui chevauchent parfois les cases incrustées dans deux méta-cases (7), et un léger sentiment de redondance s’installe puisque les dessins illustrent les propos du militaire. Pour autant, le découpage parvient à rééquilibrer l’ensemble et une complémentarité s’installe entre illustration et narration. Chaque case devient alors un instantané comme si un polaroid figeait à jamais dans l’Histoire la mort d’un des hommes les plus marquants du XXe siècle.
Cet album est globalement réussi, les auteurs parvenant à conduire le lecteur sur les sentiers de l’Histoire au moyen d’une narration équilibrée entre faits réels et fiction romanesque. Bien qu’une sympathie pour le révolutionnaire cubain semble se dégager des planches de l’album, les auteurs maintiennent une neutralité autour de cette figure emblématique encore aujourd’hui controversée. Parfois l’importance du texte dans les phylactères étouffe quelque peu le dessin, mais cela diminue tout au long du récit où l’intensité et la tension se font plus palpables. Ce léger bémol témoigne néanmoins d’une volonté didactique d’aborder les tenants et les aboutissants d’une époque afin de bien cerner l’épopée tragique de Guevara. Enfin, la fiction historique imprègne l’album de la couverture, qui reproduit une photographie retravaillée avec un effet dessin de la capture du Che (8), jusqu’à la quatrième de couverture qui, cette fois-ci, représente le héros Yann Koad, avec ses attributs journalistiques. Et comment ne pas mentionner à la fin de l’album (après une page planche sémantique. recto-verso, nouveau trompe-l’œil littéraire entre fiction et réalité), la reproduction du numéro 926 de Reporter, daté du 19 octobre 1967. Le lecteur étourdi pourra se laisser piéger par la mise en page, qui rappelle les grands quotidiens français tels que Le Monde, Libération, et penser qu’il s’agit d’un supplément bibliographique ou la reproduction de sources historiques. Cette nouvelle « manipulation » des faits historiques par les auteurs renforcent le sentiment que le Neuvième art a tous les atouts en main pour cultiver le double plaisir de la lecture et de l’Histoire.
(1) GARRETA, Renaud ; GRANIER, Laurent ; TOUSSAINT, Gontran, Reporter 1 — Alabam 1965, Bloody Sunday — Une marche pour la liberté, Paris Dargaud, 2016
(2) FRESNAULT-DERUELLE, Pierre, « L’effet d’Histoire », Histoire et bande dessinée. Actes du deuxième colloque international Éducation et bande dessinée, La Roque d’Anthéron, 16 et 17 janvier 1979, La Roque d’Anthéron, Objectif Promo-Durance, 1979, p. 103
(3) Herbert Matthews, journaliste américain au New York Times, est le premier reporter à avoir interviewé Fidel Castro dans la Sierra Maestra le 17 février 1957 et avoir confirmé que le révolutionnaire était toujours en vie.
(4) José Martí, héros national cubain, mort le 19 mai 1895 lors de la Guerre d’indépendance cubaine (1895-1898), est considéré comme l’apôtre de l’Indépendance et de la révolution à Cuba.
(5) KALFON, Pierre, Paris, CHE — Ernesto Guevara, une légende du siècle, Éditions du Seuil, 1997. Cf p.514-515
(6) Consulté le 13/08/2017 sur le site https://reseauinternational.net/moi-mario-teran-jai-tue-le-che/
(7) Terme défini par Will Eisner, la méta-case désigne la case pleine planche utilisée comme artifice narratif et sémantique.
(8) Consulté le 10/08/2017 sur le site https://www.bbc.com/news/av/magazine-29475393/che-guevara-how-i-helped-capture-marxist-revolutionary
Les Derniers jours du Che. Renaud Garreta & Laurent Granier (scénario). Gontran Toussaint (dessin). Léa Chrétien & Jocelyne Charrance (Couleurs). Dargaud. 64 pages. 14,99 €
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