L’Envoyé spécial des Tuniques bleues, un journaliste qui décrypte la Guerre de Sécession
Le 65ème album des Tuniques Bleues marque une rupture dans la série. Raoul Cauvin, créateur avec le dessinateur Louis Salvérius des aventures de Blutch et Chesterfield en 1968, laisse en effet pour la première fois la main à un autre scénariste, en l’occurrence le duo « BeKa » (formé par Bertrand Escalch et Caroline Roque). Le dessinateur espagnol Munuera succède quant à lui à Lambil, qui avait pris la suite de Salvérius à la mort de celui-ci en 1972. Pour autant, L’Envoyé spécial s’inscrit dans la continuité de la saga, tant dans le scénario que dans le dessin. Une réussite.
Cette reprise ne déroutera pas les lecteurs. On retrouve en effet avec plaisir les deux personnages principaux, le sergent Cornelius M. Chesterfield et le caporal Blutch, militaires dans l’armée de l’Union opposée à celle des Confédérés, en pleine Guerre de Sécession états-unienne (1861-1865). Dans ce tome, les deux acolytes rencontrent William Howard Russell, un journaliste venu d’Angleterre en 1861 pour faire un rapport sur cette guerre opposant les États du Nord à ceux du Sud. Premier correspondant de guerre de l’Histoire, Russell (1820-1907) se rend réellement aux Etats-Unis en 1861 pour couvrir le conflit pour le Times. Il incarne une forme de journalisme de terrain à la fois très professionnelle dans sa neutralité et généreuse car elle parle de l’humain,
Le personnage de Russell dans L’Envoyé spécial colle à la réalité. Le journaliste est fondamentalement neutre et pas très bavard. Sur le rapport qu’il fait du conflit, il ne prend aucun parti et ne semble pas s’intéresser à l’issue des batailles ; il relate plutôt les ravages de la guerre dans les camps et parle des enfants orphelins qu’il rencontre dans un établissement où il trouve refuge lors d’une tempête. Cette prise de position énerve fortement Washington qui s’attendait à un récit de lutte héroïque de l’Union. Finalement, les généraux des deux camps s’allient pour tenter de chasser William (là encore, l’anecdote est réelle. En dénonçant l’esclavage et en soulignant la piètre organisation des troupes nordistes, Russell s’attire l’animosité du Sud comme du Nord et doit rentrer en Grande-Bretagne en 1862). Lors de cette tentative, William parvient à se cacher dans l’orphelinat où il s’était abrité, toujours accompagné de Cornelius et Blutch, chargés par leurs supérieurs d’accompagner Russell pour le protéger pendant son reportage,
Les trois hommes croisent la route de Daisy, la directrice de l’orphelinat. Cette dernière révèle qu’elle est née fortunée dans une famille de planteurs de coton et a été mariée de force à un riche Sudiste qu’elle n’aimait pas. Malheureuse, elle s’est enfuie avec un des esclaves de la plantation familiale dont elle est tombée amoureuse. Daisy explique alors les risques qu’elle prend à garder Russell, Blutch et Chesterfield car si les Sudistes la retrouvent il tueront son amoureux et emporteront les enfants. Au même moment, Daisy aperçoit les soldats à la recherche de William, dont son mari légitime, raison pour laquelle elle déteste les soldats et la guerre. La partie s’annonce serrée.
On peut remarquer que cette question des reportages pendant la Guerre de Sécession n’est pas inédite pour Les Tuniques bleues. Dans le tome 11 Des Bleus en Noir et Blanc, Blutch et Chesterfield se retrouvent en effet à escorter un autre « envoyé spécial », le photographe Matthew Brady (1822-1896) qui parcourt le pays pour prendre des clichés et faire connaître la réalité du conflit aux États et aux villes d’Amérique qui sont loin du champ de bataille. L’exposition de ses photos en 1862 à New York choque l’opinion. Le célèbre journal le New York Times écrit même « c’était à croire qu’il avait déposé les jeunes morts américains à même les rues de New York ».
Tout comme William Howard Russel, Brady ne prend pas parti mais n’hésite pas à montrer toute l’horreur de cette guerre civile dévastatrice, sans se censurer. A travers ces deux exemples, on voit comment une série populaire et humoristique peut aussi traiter des sujets graves comme la guerre, le racisme, l’esclavage, mais sans être pesante. De plus, sous couvert de raconter les aventures souvent comiques du duo Blutch-Chesterfield, les auteurs font découvrir les petites histoires de la Grande Histoire, souvent absentes des manuels scolaires et inconnues du grand public.
L’épisode n°27 Bull Run, raconte par exemple comment cette première grande bataille de 1861 opposant les Nordistes aux Sudistes, se déroule… devant un public de spectateurs du dimanche, hommes, femmes et enfants, venus comme à la kermesse assister à la guerre comme à un spectacle familial, avant que la bataille ne tourne à la boucherie et ne déclenche la panique chez les spectateurs. Autre épisode peu connu de la guerre de Sécession, la conscription de 1863, et ses injustices. Tandis que les pauvres sont enrôlés de force, les fils de riches peuvent y échapper en payant 300 dollars d’exemption, une inégalité choquante qui déclenche des émeutes que l’armée de l’Union réprime dans le sang, comme on le voit dans l’album n°45 Émeutes à New York. La fin est toutefois romancée pour le jeune public.
L’Envoyé spécial de Beka et Munuera poursuit ainsi une tradition lancée par Cauvin et Lambil tout en modernisant le propos, en braquant le feu des projecteurs non seulement sur les afro-américains (qui subissent encore l’héritage du conflit, jusqu’à la mort de George Floyd en 2020 et l’essor du mouvement Black Lives Matter), mais aussi sur les femmes, représentées ici par Daisy avec une immédiate évocation d’un autre mouvement récent, #MeToo.
Les Tuniques Bleues T65, L’Envoyé spécial. Beka et José-Luis Munuera (scénario). José-Luis Munuera (dessin). Sedyas (couleurs). Dupuis. 56 pages. 10,95 euros
Les 5 premières planches :