Les Jours Heureux : le clan Deschamps entre guerre froide et décolonisation
Thomas Deschamps est de retour à la Goffe, dans l’Ardenne belge. Nous sommes en 1958, au moment où L’Exposition universelle va faire de Bruxelles le centre d’un monde en proie à la guerre froide et aux spasmes de la décolonisation. Le temps a passé, mais décidément, Thomas et ses proches n’échappent pas à l’Histoire en marche. Tout en poursuivant leur saga familiale entamée dans Les Temps nouveaux, Warnauts et Raives évoquent dans ce nouvel album les destins croisés de la France et de la Belgique confrontée chacune à la perte de leur joyau colonial.
C’est pour recueillir le dernier souffle de Rose, qu’il aime comme sa mère, que Thomas quitte précipitamment sa plantation congolaise des bords du lac Kivu. Mais en accomplissant ce pèlerinage, il ne peut échapper aux retrouvailles avec son clan. Il revoit d’abord sa fille Bernadette, vingt ans déjà, extirpée de son Afrique natale pour mener à bien de brillantes études et quasiment fiancée au fils d’un député. Il y a le prêtre Joseph, naguère engagé dans la Résistance anti-nazie, que l’absence de Thomas a érigé en figure paternelle pour Bernadette. Thérèse est désormais la patronne de l’hôtel des Roches et ne l’envoie pas dire quand il s’agit de placer certains hommes face à leur lâcheté. En provenance de New York, revoici Lucie, qui arrive comme traductrice dans les bagages de la délégation états-unienne invitée à l’Expo universelle inaugurée le 17 avril 1958. Et comment oublier la sublime Alice, humiliée à la Libération mais toujours éprise de Thomas, le « cartésien » qui se sent « vieillir » et « douter » au point de croire aux forces de l’esprit…
Un peu à l’image de l’Atomium, cette « tour Eiffel » bruxelloise symbolisant un cristal de fer, tous ces personnages vont de nouveau graviter dans les travées ou à proximité de l’Exposition universelle. Warnauts et Raives n’ont pas choisi l’année 1958 au hasard. De grands bouleversements sont en marche, et le vent de la Liberté souffle en Algérie et au Congo. Fidèles à leur réputation et à leur méthode à quatre mains, les auteurs nous livrent un scénario très documenté appuyé sur une trame historique qui se focalise assez vite sur les événements dans la métropole française. Le point fort de l’album est incontestablement l’évocation de la guerre d’Algérie vue de Paris. L’état d’urgence décrété le 16 mai 1958, la vague d’attentats qui secoue l’Hexagone au mois d’août, les rafles organisées par le préfet de police Maurice Papon dans les milieux musulmans et qui conduisent les suspects au Vél’ d’Hiv’ de sinistre mémoire, la Belgique qui sert de base arrière aux agents du FLN, les valises de billets qui transitent par la Suisse, la censure de certains témoignages (La Question d’Henri Alleg et La Gangrène jamais paru, sur l’usage de la torture par l’armée et les services secrets français pendant la Guerre d’Algérie) … On aurait tendance à oublier dans quelles circonstances troubles le général de Gaulle a orchestré de main de maître son retour aux affaires, en clamant que « lui seul pouvait sauver la France ».
Dans des décors aussi variés que soignés, Warnauts et Raives prennent toujours le même plaisir à faire tourbillonner leur famille de papier. Mention spéciale pour la gent féminine, qui, toutes générations confondues, prend son destin en mains et de fort belle manière. Seuls bémols dans cet album par ailleurs si plaisant : la situation pré-révolutionnaire du Congo, minutieusement racontée par un témoin d’abord sur place puis opportunément transporté en Ardenne, peine à s’insérer dans le récit. Par ailleurs, l’affrontement, au cœur de l’Expo universelle, entre l’URSS, auréolée du lancement de son Spoutnik, et les États-Unis, venus à Bruxelles pour vendre le rêve américain à grand renfort de publicité, aurait peut-être mérité un traitement plus approfondi. À la lecture du titre de l’album enfin, le lecteur pourrait s’imaginer replonger à l’époque de la Libération. Pourtant, en dehors d’une allusion faite par le prêtre Joseph à son ami Thomas, aucun parallèle n’est fait avec la Résistance française et son programme du CNR.
Bientôt, l’expérimenté de Gaulle et le jeune roi Baudouin, à la tête de leur pays respectif, s’apprêteront à vivre des heures sombres, mais teintées d’espoir pour les partisans de l’émancipation des peuples dans les colonies et leurs métropoles. En regardant Lucie, Thérèse, Thomas et Joseph si paisiblement attablés à la terrasse de l’hôtel des Roches à La Goffe, qui pourrait se douter que sont à l’œuvre les forces prodigieuses de la guerre froide et de la décolonisation?
Les Jours Heureux T1. Eric Warnauts (scénario & dessins). Raives (scénario, dessins & couleurs). Le Lombard. 64 pages. 14,99 €
Les 5 premières planches :