Les premiers pas dans l’armée des ombres de Madeleine, Résistante
Avec Ginette Kolinka, survivante d’Auschwitz, Madeleine Riffaud est l’une des dernières voix encore à même de témoigner des horreurs perpétrées pas les nazis sous l’Occupation. Empreints d’un profond respect teinté d’émotion, Jean-David Morvan, Dominique Bertail et Eloïse de la Maison ont recueilli les souvenirs de cette grande dame bientôt centenaire sur son premier combat de femme engagée. Quand le maréchal Pétain entre dans la voie de la collaboration, elle n’a que seize ans. Le besoin de résister s’impose pourtant à elle et l’obnubile peu à peu. Dans le premier tome de ses mémoires dessinées, joliment intitulé La Rose dégoupillée, les auteurs dévoilent ce qu’il a fallu de courage et d’abnégation à une jeune femme atteinte de tuberculose pour intégrer le monde secret de la Résistance – et pour accepter d’en payer le prix.
Un beau jour de 1994, une fringante septuagénaire au caractère bien trempé est quasiment sommée d’honorer la mémoire de tous les résistants morts à 17 ans, bref « d’ouvrir enfin [sa] gueule pour raconter la vérité » pendant l’Occupation. Qui a osé s’adresser ainsi à Madeleine Riffaud, Croix de guerre 1939-1945 avec palme, intime d’Éluard et d’Hô Chi Minh, grand reporter ayant couvert la guerre d’Algérie et la guerre du Vietnam ? Celui qui fut l’un des chefs de la Résistance intérieure, Raymond Aubrac. Nous sommes alors à l’aube d’un cycle de commémorations (cinquantenaires de la Libération et de la capitulation allemande). Lui veut faire entendre à nouveau la parole authentique des combattants contre la barbarie nazie, trente ans après l’entrée de Jean Moulin an Panthéon. Madeleine Riffaud se résout donc à raconter cette période de sa vie aux lycéens, aux historiens, dans les écoles ou sur les plateaux TV. En 2018, elle accepte une adaptation de son récit pour le 9e art*. Jean-David Morvan recueille alors les paroles, anecdotes, faits d’armes et autres moments de vie plus intimes de celle qui entrera dans « l’armée des ombres » sous le pseudonyme de « Rainer » en hommage à Rilke, son poète favori. Dans cet album, paru le mois de son 97ème printemps, Madeleine déroule donc le fil de son entrée dans la résistance intérieure, depuis sa résolution en 1940 à son intronisation dans un réseau en 1942**.
« Ma vie, c’était grimper aux arbres et lire », avoue Madeleine (page 12). Qui est cette enfant nostalgique de son paradis perdu ? Fille d’un couple d’instituteurs mutés là où personne ne veut aller en 1920 – Folies, dans la Somme, à 20 km au sud-est d’Amiens, Madeleine a d’abord appris à aimer les roses, que son grand-père cultivait avec passion, puis à s’évader grâce à la littérature. Bien qu’ancien combattant mutilé de la Grande guerre, son père Jean-Émile se refuse à croire que la prochaine n’arrivera pas. Il apprend alors à sa fille unique à tirer au fusil de chasse et à conduire une automobile : il s’agit de palier toute nouvelle mobilisation qui laisserait femme, enfant et aïeux dans l’expectative. Incroyable signe du destin : celle qui connaîtra les geôles nazies passe ses dernières vacances de l’été 1939 à Oradour-sur-Glane. Tout va ensuite très vite : la « drôle de guerre » s’achève en juin 1940 par la débâcle inimaginable de l’armée de Weygand. Puis vient le temps du retour au bercail pour Madeleine et ses grands parents, en novembre 1940.
Naît-on résistante, le devient-on ? Présente à chaque page de cette Rose dégoupillée et voix off de la narratrice, Madeleine dévoile progressivement des talents inouïs. À six ans, elle possède déjà l’âme d’une cheffe lorsqu’elle impose à trois gars plus âgés son plan pour désamorcer l’obus de 75 mm découvert dans un bosquet (page 15). Et quelle trempe lui a-t-il fallu, en novembre 1940, pour traverser un quai bondé de soldats allemands, ravis de pouvoir palper le jupon d’une « kleine Französin » (petite Française) ! Plus que les gestes et paroles obscènes des soldats de la Wehrmacht, c’est sans doute l’attitude méprisante de leur officier – ce fameux coup de pied au cul ravalant Madeleine au rang d’aguicheuse – qui provoque un sursaut de dignité et le désir de réparation. Son séjour au sanatorium de Saint-Hilaire-du-Touvet (à 25 km au nord-est de Grenoble) entre juin et août 1941 fournit bientôt une autre preuve de sa détermination. Alors qu’elle est admise en urgence dans cet établissement pour une tuberculose foudroyante, elle n’a pas renoncé au projet d’entrer dans la lutte clandestine contre l’occupant. Aussi, quand son fiancé Marcel Gagliardi lui apprend qu’il repart bientôt sur Paris reprendre sa place dans son réseau, elle ne lui laisse aucune chance de s’opposer à ce qu’elle l’accompagne, tant elle brûle du désir de s’impliquer pour la cause. Du courage et de la volonté, il lui en faudra encore pour oser enfreindre l’autorité paternelle en quittant le sanatorium et en se fiançant sans le consentement parental. Désobéir mais pour une cause plus grande que soi, risquer mais pour secourir : Madeleine est prête pour l’action clandestine.
En parlant de ses débuts hésitants dans la Résistance, Madeleine décrit bien ce que fut « ce désordre de courage » selon la formule de Malraux. Au fil des pages, honneurs et hommages sont rendus aux pionniers (dont Étienne Achavanne, premier fusillé pour fait de résistance le 6 juillet 1940 parce qu’il a sectionné des câbles électriques et téléphoniques le 20 juin, page 87), aux preux (l’abbé Lavallard, usant en chaire de la parabole du bon Samaritain pour exhorter ses ouailles à ne pas céder aux « talons cloutés », page 101), mais surtout aux sages, aux prudents, aux discrets. « Le B.A-BA de la Résistance », ordonne cet homme de Dieu à Madeleine, c’est de « ne jamais rien dire. Pas même à ses parents. Et surtout pas à un prêtre » (page 103). L’autre B.A-BA de l’action clandestine, c’est l’adoption d’un alias qui protège tous les membres d’un groupe en cas de capture puis d’interrogatoire de l’un de ses maillons. Personne ne connaît ses limites en cas de torture, surtout quand la Gestapo accroît les sévices en suppliciant vos proches sous vos yeux (pages 112-113). Parce que seuls les chefs importants et les envoyés de Londres ne se déplacent jamais sans leur capsule de cyanure, mieux vaut « ne faire prendre de risques à personne d’autre qu’à nous-mêmes », recommande « Paul », premier cadre de « Rainer » dans le premier réseau qu’elle intègre (page 113). Pour un temps, alors, « Rainer » se résout à prendre ses distances avec son « Martrais » de fiancé.
Face à un tel monument de l’Histoire contemporaine, cet album aurait pu facilement glisser puis verser dans la révérence hagiographique. La genèse de cette vie au service de l’engagement est, au contraire, touchante d’humilité. Jamais notre héroïne ne pèche par orgueil. Celle qui déclare « ne pas être une femme extraordinaire » dans la préface fait preuve d’une invraisemblable naïveté lors de sa première mission (pages 91 à 94), qui s’avère un bizutage surréaliste la baladant avec force détours dans le Paris grouillant de soldats. Sans fausse pudeur, Madeleine parle ensuite de sa maladie, de son viol***, de son premier amour, de sa peur face au danger qu’elle n’imaginait peut-être pas si palpable. Et elle donne aussi peut-être l’une des clés de son inépuisable optimisme : la poésie. Car cette jeune femme énergique n’a de cesse de puiser dans la poésie contemporaine la force utile à son action****. Lors de son séjour à Saint-Hilaire-du-Touvet, elle exulte en découvrant dans la bibliothèque les recueils de « tous les surréalistes interdits par les Boches », dont son cher Rilke (Les Élégies de Duino, page 60) et Péret (Je Sublime, illustré par Max Ernst, page 64). L’allusion à Desnos et à son « maréchal Ducono » (page 42) et la mise en évidence du Poésie et Vérité 1942 de Paul Éluard sur la couverture de l’album complètent le panégyrique mais ne doivent pas faire oublier les propres vers de Madeleine, qui rythment certaines transitions entre les chapitres. Peut-être y voyait-elle aussi le moyen de continuer à dialoguer avec son barde de grand-père, dont la mort la laissa inconsolable.
À peine avons-nous lié connaissance avec celle qui ne répond plus qu’au nom de « Rainer » qu’il nous faut la quitter (provisoirement), en route vers des missions de plus en plus spectaculaires et périlleuses dans Paris. Jean-David Morvan et Dominique Bertail, adoubés par la grande dame, l’aident désormais à porter le flambeau. En ces temps troublés qui laissent croire à quelques-uns qu’on peut tordre l’histoire de l’Occupation, laissons une dernière fois la parole à celle qui l’a vécue et dont « les os brisés se souviennent » *****: « Ma mémoire est toujours là, encore plus précise, affûtée pour poursuivre la mission qu’Aubrac m’avait confiée. J’ai toujours cherché la vérité.». Grâce soit rendue à cet album pour son propos si secourable.
* : C’est Madeleine en personne qui raconte la genèse du projet, dans la préface de ce tome 1, page 7. Dans la postface de ce premier tome, les auteurs livrent leurs impressions dessinées sur cette rencontre inoubliable et féconde.
** : Dans le flot des albums traitant de la Seconde Guerre mondiale, peu abordent finalement le thème de la Résistance en tant que tel. Bien que centrée sur le personnage hors-norme du ferrailleur Joseph Joanovici, la série de Nury et Vallée, Il était une fois en France, aux éditions Glénat, 6 tomes parus entre 2007 et 2012, aborde indirectement cet univers, lorsque Joseph sent le vent tourner. Une autre série, plus fictionnelle, plus récente et toujours en cours, traite du sujet à hauteur d’enfants, celle de Dugomier et Ers, Les enfants de la Résistance, Le Lombard, 7 tomes parus depuis 2015, le dernier en 2021.
*** : À ce propos, il nous faut mentionner une petite défaillance de la mémoire éléphantesque de Madeleine, qui conduit à une incohérence factuelle entre les pages 44 et 48. Elle a choisi de raconter le viol qu’elle a subi lors de son voyage vers le sanatorium, au début de l’été 1941. Parce que son père n’a pas obtenu de congé pour l’accompagner (rappelons qu’elle n’a que 17 ans), il s’est arrangé pour que sa fille soit prise en charge en gare de Chalons-sur-Saône au moment de passer la ligne de démarcation. Ce chaperon opportun, connu de la famille Riffaud, « garçon charmant » selon sa mère, vit à Grenoble et possède une voiture. Madeleine ne se méfie pas mais trouve étonnant de devoir dormir dans le même lit que lui à l’hôtel à Chalons. Ce jeune homme serviable s’avère un « salaud intégral » qui abuse d’elle à quatre reprises pendant la nuit. En revanche, contrairement à ce qui est raconté par la suite, il n’a pas pu revêtir son uniforme de la Milice, mettre ses hommes en rang et leur faire chanter Maréchal nous voilà pour la simple et bonne raison que la Milice n’existe pas encore. Elle est créée le 20 janvier 1943. Mais il est très probable que le violeur de Madeleine en soit devenu membre. Comme elle l’avoue, elle a occulté ce traumatisme pendant plus de 50 ans, mais la figure abjecte de son violeur (occultée elle aussi) a sans doute été cataloguée comme simple milicien quand il l’est devenu, puis exhumée comme telle de la mémoire de Madeleine au moment de son récit. A noter que cette erreur a été corrigée à partir de la deuxième édition, la Milice se transformant en son précurseur, le Service d’ordre légionnaire (SOL), créé à l’été 1941.
**** : Sur la couverture de l’album, Madeleine tient dans ses mains le recueil du poète.
***** : préface de Madeleine Riffaud, page 7.
Madeleine résistante T1. Jean-David Morvan et Madeleine Riffaud (scénario). Dominique Bertail (dessin et couleurs). Dupuis. 128 pages. 23,50 euros.
Les 11 premières planches :
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