L’Expert, une enquête qui sonde la mémoire coupable de la RFA dans les années 1970
Avec L’Expert, Jennifer Daniel convoque son histoire familiale et joue avec les codes du polar pour construire un récit étonnant, qui interroge subtilement la mémoire vivace du nazisme dans la société ouest-allemande des années 1970.
Bonn, capitale de la République fédérale allemande, 1er juillet 1977. Ce jour-là, le chancelier Helmut Schmidt (1974-1982) * reçoit dans le théâtre de Bonn des personnalités issues du monde politique, des médias et de l’économie pour la Fête de la Chancellerie, un événement que tentent en vain de perturber les militants d’extrême-gauche du groupe terroriste de la Rote Armee Fraktion (RAF, Fraction armée rouge en français, également connue sous l’appellation trop limitative de « bande à Baader »). Ce même soir a lieu un terrible accident de la route, qui provoque le décès de Miriam et de son jeune fils. Le cadavre de la jeune femme arrive à l’Institut médico-légal de Bonn où est employé Karl Martin (ou « Monsieur Martin »), un homme a priori banal d’une cinquantaine d’années, qui officie comme assistant du médecin légiste en charge de photographier les cadavres. La vue du corps sans vie de cette jeune femme provoque pourtant, chez cet homme qui en a vu d’autres, une terrible sensation…
Jennifer Daniel puise dans son histoire familiale et dans la collection de photographies de son grand-père pour construire le personnage de Karl Martin, un homme en apparence tout à fait ordinaire – avec une épouse et un enfant, et une belle-mère désagréable qui vit sous son toit –, mais qui doit gérer ses propres traumatismes, comme le révèle l’incipit du récit. Monsieur Martin conserve toujours près de lui sa flasque de schnapps et reste longtemps au bar le soir. Cet « expert » – qui n’en est pas vraiment un – mène tant bien que mal l’enquête pour résoudre le drame qui a frappé Miriam et son fils, une manière de faire face à ses propres démons. Car Karl Martin reste marqué par l’expérience de la Seconde Guerre mondiale : jeune homme, il est mobilisé en 1944, au moment où les Alliés prennent pied en France. Trente ans après, les morts viennent encore hanter son sommeil.
L’intrigue de Jennifer Daniel explore le conflit de générations qui touche la RFA des années 1970. D’un côté, la génération aux commandes – celle d’Helmut Schmidt – qui a connu la guerre et estime, à l’instar du directeur de l’Institut médico-légal de Bonn, « ne pas avoir eu le choix » lorsqu’elle a dû combattre au sein de la Wehrmacht. L’expert dresse par petites touches un portrait intéressant et nuancé de ces hommes – les femmes de cette génération restent au second plan dans l’intrigue –, notamment via leur rapport à l’alcool et à l’automobile. C’est dans l’alcool que ces hommes noient leur souvenir, quand la voiture témoigne de la société d’abondance des Trente Glorieuses dans lesquels ils se meuvent avec plus ou moins d’aisance et de culpabilité. Le récit rappelle d’ailleurs l’importance des accidents de la route dans l’Allemagne de cette époque (en France, on compte 19 000 morts et 92 200 blessés d’accidents de la route en 1977, contre 3 200 morts et 16 000 blessés graves en 2023) comme le rappelle le directeur de l’Institut médical de Bonn : « l’enfant préféré du citoyen allemand est aussi sa plus grande souffrance », d’autant que les contrôles d’alcoolémie sont encore rares.
Face à cette génération se dresse une jeunesse qui conteste l’ordre établi, à l’image de ces militants de la Rote Fraktion Armee qui manifestent contre le traitement infligé à leurs leaders, condamnés pour terrorisme après avoir commis assassinats et actions violentes. Le terrorisme d’extrême-gauche, qui a profondément marqué la RFA des années 1970, n’est pas véritablement exposée dans L’Expert. Il s’agit plutôt d’un bruit de fond qui n’interagit pas directement avec l’enquête. Jennifer Daniel expose également les travers sociaux de cette jeunesse allemande, entre le recours à l’action directe et la persistance d’un répartition genrée des tâches, comme en témoigne le fait que Miriam ne parvient pas à faire garder son fils.
L’intérêt de L’Expert réside ainsi dans le portrait de cette société ouest-allemande confrontée à un « passé qui ne passe pas » ainsi qu’à la corruption des élites politiques qui estiment pouvoir agir en toute impunité. Les enjeux de mémoire rapprochent L’Expert d’Heimat de Nora Krug, enquête à la première personne sur le passé de la famille de la dessinatrice, en dépit des différences narratives et graphiques. En effet, le trait coloré et joliment rétro de Jennifer Daniel fait penser à la littérature pour la jeunesse des années 1960-1970, alors même que la dessinatrice a réalisé l’ensemble de son album à l’informatique. Celle-ci reconstitue l’époque avec une certaine économie de moyens, mais de façon très efficace : quelques traits et ensemble de couleurs suffisent pour figurer automobiles et meubles des seventies. Avec cette enquête bien menée au final fracassant, Jennifer Daniel dresse un portrait peu reluisant de la société ouest-allemande des années 1970, confrontée à la réminiscence du nazisme et marquée par des conflits de génération. Une façon adroite et originale d’associer polar, histoire et mémoire.
* : Et non Helmut Kohl, comme le signale par erreur la postface de la dessinatrice. Il s’agit très probablement d’une coquille dans un récit par ailleurs respectueux du contexte historique.
L’Expert. Jennifer Daniel (scénario, dessin et couleurs). Casterman. 200 pages. 25 euros.
Les 21 premières planches :