L’homme de l’année 1927 : les enjeux cachés du Metropolis de Fritz Lang
Hormis quelques cinéphiles, qui se souvient de Brigitte Helm, l’actrice qui incarna l’héroïne double du chef d’œuvre de Fritz Lang ? Pécau, Andronik et Mavric en font pourtant leur Homme de l’année 1927 et nous plongent dans les coulisses du tournage. Plus qu’un récit sur un film hors-normes, cet album aborde le thème de la relation entre art et pouvoirs. Dans l’Allemagne déboussolée des années 1920, un groupe organisé aurait-il pu s’immiscer dans la réalisation et la production du film pour servir sa cause ?
Lorsqu’au printemps 1925, les premiers coups de manivelles de Metropolis sont donnés dans les studios de Babelsberg à Berlin, les compteurs s’affolent déjà. En adaptant le roman éponyme de sa compagne Thea Von Harbou, Fritz Lang table sur une année de tournage, des décors grandioses, des effets spéciaux inédits et envisage de recruter quelque 36 000 figurants. Il doit aussi trouver la perle rare qui tiendra le rôle de Maria et de son alter ego androïde. La jeune dactylographe Brigitte Helm est engagée. Du haut de ses 19 ans, elle n’imagine pas les souffrances que le très exigent metteur en scène va lui faire endurer. Pour financer un tel projet, seule la UFA (Universum Film Aktiengesellschaft) a les reins assez solides. Cette société de production et de distribution compte parmi ses investisseurs plusieurs banques dont la Reichsbank, la banque de l’État allemand. Elle affiche l’ambition de rivaliser avec la MGM états-unienne, ce dont Lang a su jouer pour faire accepter son budget pharaonique. Mais lorsque s’ouvre une nouvelle négociation sur une augmentation du budget prévisionnel, la Reichsbank tousse : monsieur Lang a-t- il oublié que la UFA était née en 1917 de la volonté du Kaiser de faire de la propagande, donc de la politique ? Alors qu’il se défend de tout engagement et prétend que rien, pas même la révolution spartakiste de 1919, ne l’empêcha de réaliser son deuxième film, le metteur en scène autrichien doit bien se rendre à l’évidence : son film qui raconte une histoire se passant en 2026 n’intéresse pas que les amateurs du 7e art.
S’appuyant sur la personnalité et les amitiés de Thea Von Harbou, le scénario de Pécau fait vite entrer en scène le parti nazi, moribond au soir de l’échec du putsch de la Brasserie en novembre 1923 à Munich, mais dont les cadres à peine sortis de prison au début de 1925 semblent revigorés. La trame sur laquelle repose le scénario de l’album est assez solide. Quand on connaît la fascination de Hitler pour la mise en scène et sa croyance dans l’utilisation des médias de masse pour prendre le contrôle d’une foule et la conduire, au gré des besoins, de l’extase à l’exécration, pourquoi ne pas imaginer que les stratèges en propagande du parti à la croix gammée tentent un rapprochement avec un génie du gabarit de Fritz Lang ? Tous les moyens sont bons pour le persuader de collaborer, et les nombreux relais du parti dans les milieux de la finance ou de la police sont mis à contribution.
En exécutrice de basses œuvres du parti nazi, les auteurs s’inspirent de l’organisation Consul*, plutôt versée dans l’assassinat politique. Et puisque toutes les manigances de cette société secrète se déroulent pendant le tournage d’un film d’anticipation, Pécau s’autorise à son tour un casting de seconds rôles très haut de gamme, parfaitement croqués par Andronik et Mavric. Hormis la sulfureuse Anita Berber, danseuse nue dans un cabaret du Berlin fripon, Lang croise la troublante Leni Riefenstahl (candidate au rôle principal, on devine par quel truchement). Lorsqu’il comprend la dangerosité des pressions nazies, il fait appel à son (futur) collaborateur et ami Berthold Brecht pour qu’il lui dégote un garde du corps. Le mystérieux « Fondeur de briques », alias B. Traven, alias Ret Marut, authentique écrivain, sympathisant anarchiste et vacciné contre la peste brune, est parfait dans le rôle de l’ange gardien.
On connaît la trajectoire de Fritz Lang, qui choisit l’exil dès 1933 puis réalise beaucoup plus tard quatre films antinazis pour les studios hollywoodiens entre 1940 et 1944. Sans vouloir dénigrer Brigitte Helm, dont la carrière se prolonge sans grand éclat jusqu’en 1935, cet album vaut surtout par l’intéressante réflexion portée sur l’émergence de la propagande de masse. Alors même qu’Eisenstein et Aleksandrov achèvent Octobre à la gloire de la révolution bolchévique de 1917, les nazis perçoivent presque simultanément l’immense potentiel du cinéma pour subjuguer les foules. Lors d’un numéro d’hypnose, Fritz Lang résiste à la manipulation mentale de Hanussen**. Pour lui, c’est évident : cet illusionniste n’est pas un artiste, tout au plus un charlatan. Hitler n’aura pas les mêmes pudeurs : grâce aux conseils de ce même Hanussen, il devient un tribun capable de plonger son auditoire en extase. Et quel meilleur vecteur que le 7e art pour habiller de nobles atours la logorrhée nazie ?
Manipuler, influencer, contrôler les êtres comme s’ils étaient des robots : l’une des clés de l’irrésistible ascension nazie se trouve là. La dernière scène de l’album sur la récupération de l’art par le pouvoir hitlérien s’avère, dans cette optique, très efficace et tendrait à conférer aux visions de notre femme de l’année 1927 un caractère prémonitoire, bien au-delà de simples hallucinations.
* société secrète créée en 1920, elle se caractérise d’emblée par son refus du traité de Versailles et pratique l’assassinat ciblé sur les dirigeants politiques allemands compromis de près ou de loin dans la signature de ce Diktat, ainsi que sur les dirigeants de la République de Weimar, jugée responsable de cette signature. Parmi ses 350 victimes figurent notamment Matthias Erzberger en 1921 et Walter Rathenau en 1922.
** Hanussen : cet artiste de music-hall fut medium, hypnotiseur et peut-être l’un des tout premiers mentalistes. On pense que Hitler eut recours à ses conseils pour apprendre à maîtriser sa gestuelle d’orateur, prélude à une mise en scène encore plus poussée de ses discours. Il meurt assassiné en mars 1933 dans des circonstances troubles, auxquelles les SA ne sont pas tout-à-fait étrangers.
L’Homme de l’année 1927. Jean-Pierre Pécau (scénario). Filip Andronik et Senad Mavric (dessin). Delcourt. 64 pages. 15,50€
Les 5 premières planches :
0 Comments Hide Comments
[…] Pour en savoir plus lire le billet publié le 3 octobre 2017 par CAPITAINE KOSACK sur le site Cases d’histoire […]