L’Odeur des pins : la vérité sur une famille allemande durant le nazisme.
Après l’exceptionnel Heimat de Nora Krug (2018), Bianca Schaalburg reconstitue l’histoire de sa famille maternelle à travers une enquête qui s’étend des années 1930 jusqu’à l’époque contemporaine. Avec L’Odeur des pins, l’autrice confronte le récit familial à la réalité du comportement de ses grands-parents pendant la période du IIIe Reich. Ce qu’elle découvre au fil de ses investigations lui donne une toute autre image de ses aïeux.
« On ne savait rien », « je ne m’intéressais pas à la politique », « il n’y avait pas de Juifs ici » répétait à l’envi Else Schott (1909-2005), la grand-mère de Bianca Schaalburg lorsque celle-ci l’interrogeait sur les crimes commis par les nazis. Lorsque Bianca Schaalburg découvre que trois Stolpersteine – ces pavés de mémoire posés devant les maisons où habitaient des Juifs chassés de chez eux – ont été posés devant la maison familiale de Berlin, elle décide de mener l’enquête pour comprendre comment sa famille a obtenu ce bien et pour reconstituer la trajectoire des anciens habitants juifs. Aidée par son oncle et ses enfants, la dessinatrice se lance ainsi dans des recherches avec une question vertigineuse : sa famille a-t-elle bénéficié des crimes du nazisme ? Ses grands-parents ont-ils été impliqué dans le génocide des Juifs d’Europe ?
Née en 1968, Bianca Schaalburg appartient à la deuxième génération de l’après-guerre, et a grandi à une époque où, en Allemagne, le récit familial sur les événements à l’époque du nazisme s’est figé dans une sorte de « mémoire officielle ». Ses propres parents – sa mère est née en 1939, la même année que Beate Klarsfeld – appartiennent à la génération qui a grandi dans l’immédiat après-guerre, qui a bénéficié du « miracle économique allemand » et dont la vision du monde et le mode de vie tranchent avec la rigidité morale d’avant-guerre. Toutefois, 80 ans après la chute du IIIe Reich, le nazisme hante encore la mémoire de certaines familles allemandes. C’est à cette mémoire que se confronte l’autrice, qui met à l’épreuve des faits le silence de sa grand-mère.
La dessinatrice, qui opte pour un trait stylisé qui n’est toutefois pas avare en détails, jongle habilement entre les époques qui cohabitent parfois sur une même planche. Le récit demeure parfaitement lisible grâce à un code couleur simple et d’une grande efficacité. Le présent de narration, durant lequel l’autrice se met en scène en train de mener ses recherches et les partager avec ses proches, est figuré en violet. À l’autre extrémité temporelle, les années du nazisme sont logiquement coloriés en brun : le récit retrace l’histoire d’Heinrich Schott, comptable membre du Parti nazi qui part à la guerre sur le front de l’Est, et de sa femme Else à Berlin, avec leurs quatre enfants. Ce brun se mue en vert, couleur de l’espoir, après 1946 et jusqu’aux années 1950 : on y relate le difficile retour d’Heinrich et l’adaptation de la famille Schott – qui habite dans le secteur Ouest de Berlin – à ce nouveau monde. La vie d’Edda Schott, la mère de l’autrice, dans le Berlin des années soixante coupé en deux par la Guerre froide, est représenté en bleu. La vie oscille entre l’angoisse d’une nouvelle guerre et les petites joies du quotidien. Enfin, l’enfance heureuse de l’autrice est relatée par un ton jaune orangé : Bianca Schaalburg revient dans ces pages sur sa relation à sa grand-mère et sa vie dans la maison familiale, qui forme avec la famille Schott le cœur du récit.
Les pages les plus poignantes du récit sont sans doute celles où la dessinatrice, après avoir effectué ses recherches, imagine la vie des trois anciens habitants de la maison de sa famille, victimes de la barbarie nazie. Une manière symbolique de rendre justice à ces vies brisées. Le récit trouve cependant en même temps la seule limite de son dispositif narratif : par une pudeur fort compréhensible, et comme elle sait peu de choses de ces anciens habitants, Bianca Schaalburg imagine leur histoire sans représenter graphiquement ces personnes – si ce n’est sous la forme de fantômes –, ce qui donne in fine de longs pavés de texte (p.62-69) dont la force ne remplace pas celle des images.
L’Odeur des pins est le fruit d’un travail minutieux qui a nécessité plusieurs années. En complément de l’enquête dessinée, l’album comprend plusieurs pages de contextualisation pour présenter des personnages, des lieux (avec une carte bien utile de Berlin) et des situations.
Bianca Schaalburg commence par puiser dans les archives familiales, où elle retrouve notamment cette photographie de son grand-père Heinrich : datée de 1926, elle montre le jeune homme portant une croix gammée au revers de sa veste (p.23). Cette image contredit à elle seule le récit officiel porté par sa veuve Else Schott, qui affirmait que son époux était un suiveur, qu’il fallait bien adhérer au parti pour avoir une place dans la société de cette époque : en 1926, le NSDAP n’est pas encore au pouvoir. Heinrich Schott a donc bien été un militant nazi avant l’arrivée au pouvoir d’Hitler en janvier 1933, ce que confirme le dossier conservé dans les archives régionales. Ce même grand-père est incorporé dans la Werhrmacht en juin 1940. Une photographie de famille datée de l’époque de la guerre montre Heinrich avec ses quatre enfants lors d’une permission : on y distingue, au fond, un exemplaire de Mein Kampf. Heinrich Schott est envoyé sur le front de l’Est, où il participe à la terrible opération Barbarossa, puis il est affecté à Riga, en Lettonie, où la population juive est exécutée par balles par les Einsatzgruppen et des commandos lettons. Impossible pour Henrich Schott, affecté à des fonctions administratives, d’ignorer le destin de cette population juive. Il accompagne la retraite de l’armée allemande et, marchand vers l’Ouest, parvient à se rendre aux Américains, évitant ainsi de tomber aux mains de l’armée soviétique. Il est retenu de longs mois au camp de Dachau par les Américains, jusqu’à être libéré en 1948. Comme des millions d’Allemands qui ont fait la guerre, c’est un homme différent qui rentre dans la maison familiale et qui, en décalage avec la nouvelle réalité, aspire à reprendre la main sur son foyer quand celui-ci s’est accommodé pendant des années de son absence…
Le nœud du récit est formé par la maison des Schott, obtenue – Bianca Schaalburg n’a aucun doute là-dessus – après la spoliation de celle-ci par le pouvoir nazi, qui a redistribué à des familles aryennes des biens volés aux Allemands juifs. Si elle a souffert pendant la guerre, la famille Schott n’a pas perdu sa maison après la libération de l’Allemagne. Le chaos de l’immédiat après-guerre, la volonté de solder rapidement les comptes pour reconstruire une société en ruines, et l’extermination d’une grande partie des Juifs d’Allemagne qui n’étaient plus là pour demander la restitution de leurs biens a fait que beaucoup d’Allemands qui ont bénéficié de propriétés spoliées durant le nazisme ont conservé leur bien après-guerre. C’est cette réalité, peu connue en France, qu’expose avec lucidité l’album de Bianca Schaalburg.
Récit dense mais d’une grande clarté, L’Odeur des pins articule brillamment l’histoire de sa famille et celle de l’Allemagne. Elle interroge de cette manière la douloureuse mémoire du nazisme dans les familles allemandes. Ce passé longtemps occulté ressurgit ainsi à l’initiative d’une génération qui n’a pas connu la guerre, mais qui désire savoir d’où elle vient pour transmettre elle-même son histoire aux générations futures : c’est pour cela que Bianca Schaalburg associe ses enfants à sa démarche d’historienne. L’Odeur des pins constitue un coup de maître pour une autrice habituée à l’illustration jeunesse et aux travaux de commande et qui signe à 56 ans son premier album de bande dessinée destinée à un public adulte.
L’Odeur des pins. Ma famille et ses secrets. Bianca Schaalburg (scénario et dessin). Editions L’Agrume. 208 pages. 26 euros.
Les dix-huit premières planches :