Mary Jane : quand Jack l’Eventreur abrège l’inévitable déchéance d’une jeune veuve dans l’Angleterre victorienne
Bien qu’elle soit entrée dans l’Histoire à cause de son assassin*, Mary Jane Kelly a retenu l’attention de Frank Le Gall et Damien Cuvillier pour une raison moins sensationnelle. En cette fin de XIXe siècle, l’Angleterre, au faîte de sa puissance économique, n’a que peu de considération pour les femmes, notamment celles issues des campagnes essorées par l’industrialisation. « Dans un monde où le combat était perdu d’avance », dixit Le Gall, Mary Jane voudrait survivre aux coups du sort et aux exploiteurs de la misère humaine. Ses seules armes : sa dignité et le souvenir d’un bonheur fugace auprès de son mari mort à la mine.
En mettant la touche finale au récit de cet album, Frank Le Gall conclut un projet vieux de trente ans. Comme il le détaille lui-même dans la postface, l’envie de raconter le quotidien d’une jeune Anglaise issue du milieu ouvrier à l’ère victorienne a germé dans son esprit en 1987. Titre du projet : Dernier Chapitre. Sur ce substrat scénaristique longtemps demeuré en jachère, la pluie fécondante du mythe de Jack l’Éventreur tombe dix ans plus tard et fait surgir cette évidence : pourquoi seul l’auteur de ces crimes horribles fascine-t-il le public**, encore aujourd’hui ? La vie de ses victimes, ravalées au rang de vulgaires prostituées jusqu’au milieu du XXe siècle, ne vaudrait-elle pas qu’on s’y arrête un moment ? La gestation arrive alors à terme : des cinq femmes mortellement agressées à l’automne 1888, celle dont le profil correspond le plus à l’héroïne du Dernier Chapitre s’appelle Mary Jane Kelly. Au caractère sensationnel du fascinant Jack, qui a déjà inspiré tant de ses confrères scénaristes***, Le Gall oppose un récit social, sensible, voire féministe, entrant presque en résonance avec l’épitaphe**** de son héroïne visible sur sa tombe au Saint Patrick Catholic Cemetery de Londres.
Qui est Mary Jane ? L’enquête consécutive à son assassinat et qui sert de fil rouge au récit de Le Gall fait défiler les témoins ayant croisé sa route entre 1882 et ce soir fatal de novembre 1888. L’un après l’autre, tous ses compagnons d’infortune brossent le portrait d’une anti-héroïne ordinaire, comme il en existe des millions à l’époque. Mary Jane voit le jour à Limerick, en Irlande, en 1863. Bien que le spectre de la terrible famine (1845-1852) se soit un peu éloigné, la famille Kelly émigre peu de temps après au Pays de Galles. Seule fille d’une fratrie de sept enfants, Mary Jane reçoit des rudiments d’instruction. Bonne élève, elle apprend à lire et à écrire l’anglais. À l’âge de 16 ans, elle épouse un mineur du nom de Davies. Mary Jane atteint alors le zénith de sa félicité : il est temps que le destin se charge de lui rappeler sa condition de fille du peuple et lui fasse retrouver sa vraie place et son vrai rang dans la société anglaise du XIXe siècle. Son mari meurt dans une explosion au fond de la mine. Veuve à 19 ans semble le point de départ idéal pour décrire cette déchéance sociale et intime. Le compte-à-rebours est enclenché. Dès lors, le parti-pris du scénario est de montrer, au rythme d’une pièce tragique, les stades du calvaire enduré par Mary Jane jusqu’à l’issue fatale.
Tout commence par une fuite sans délai pour échapper à l’emprise de l’Union Workhouse***** locale. Les miséreux, indigents ou nécessiteux, quelle que soit la terminologie utilisée, savent depuis longtemps que l’apparente bienfaisance de cette institution dissimule un contrôle social doublé d’une exploitation économique. C’est donc en ville que Mary Jane veut tenter sa chance. Cheminant un moment aux côtés d’une bande de rôdeurs qui s’avèrent ses frères de misère et d’injustice, elle change de destination et abandonne Cardiff pour Londres. Son arrivée dans les faubourgs de la capitale anglaise lui procure un choc.
L’homme qui tire Mary Jane de la première situation embarrassante dans laquelle elle se retrouve a les yeux bleus et les boucles blondes d’un ange protecteur. Peter, c’est son nom, la prend donc sous son aile, lui fait traverser tout Londres jusqu’à Soho via Holborn, le quartier scintillant des théâtres, des cafés et des gens bien habillés. Nourrie, rassurée, ivre de fatigue, Mary Jane ne peut imaginer que son sauveur est en fait un rabatteur à l’œuvre pour une mère maquerelle bouffie d’arrogance. En quelques jours, Mary Jane a échappé à un inévitable asservissement au sein d’une workhouse pour tomber dans l’univers interlope de la prostitution. Elle arpente désormais les trottoirs du Strand, à la recherche de ses clients quotidiens, tous différents, tous repoussants, tous supportés à grand renfort de gin.
Il semble si loin, le temps où la jeune Galloise arrivait à Londres la rage au cœur et des rêves plein la tête. Abusée par Peter et Mrs Kate, elle pense reprendre son destin en mains en rencontrant Armand Chevalier, un Français au sourire enjôleur et aux manières de gentilhomme. Il lui redonne confiance et espoir. Il va la sortir du caniveau de la courtisanerie. Las, il n’est qu’un recruteur de filles anglaises censées apporter une touche d’exotisme dans les bordels parisiens. Quelques mois plus tard, Mary Jeanette, comme elle se fait désormais appeler, est de retour sur St-James Street. Son escapade parisienne n’a réussi qu’à la faire sombrer plus bas encore dans l’échelle de la prostitution : elle déchoit au rang de simple « occasionnelle » dont le seul horizon quotidien est de faire suffisamment de passes pour payer sa nuitée et sa ration de gin. Whitechapel, l’aire de chasse de l’Éventreur, devient son repaire. Le cercle de plus en plus vicieux, infernal se rétracte encore. Un dernier « petit ami », Joseph Barnett, donne à Mary Jane l’illusion que ses rapports amoureux ne sont pas seulement tarifés. À sa dernière adresse connue, au 13 Miller’s Court sur Dorset Street, Mary Jane entend les dernières paroles blessantes de Barnett à son encontre : vicieuse, perverse, alcoolique, lesbienne, et, comble de l’ironie, ignorante des réalités de l’existence.
Tout au long de cet album, Le Gall et Cuvillier se font les avocats d’une cause perdue. « Elles s’appelaient Mary, Annie, Elisabeth, Catharine, et nul ne peut dire à quoi elles ressemblaient vraiment » (p. 76). Dans une époque où l’économie dicte sa loi à la morale, naître dans un milieu modeste vous condamne, au moindre faux pas, à plonger dans la misère. Naître femme et se battre pour survivre vous conduit tôt ou tard à la prostitution pour récolter in fine l’opprobre d’une société hypocrite et bien-pensante. Depuis l’esquisse du scénario par Le Gall, au millénaire précédent, les temps ont peut-être (un peu) changé. Mary Jane Kelly n’est plus seulement la 5e victime officielle de Jack l’Éventreur, mais une victime sociétale, à qui une chanteuse peut aujourd’hui dédier tout un EP******. En refermant cet album, ou pourra aussi écouter The small violet I plucked from mother’s grave (« La petite violette que j’ai cueillie sur la tombe de ma mère »), la ritournelle poignante que chante souvent Mary Jane dans ses dernières années. Le crime odieux dont elle est victime n’est, en fin de compte, qu’une péripétie. En réalité, dans ce roman graphique construit formellement comme le procès des mœurs victoriennes, c’est à un élan de compassion et de miséricorde que les auteurs aimeraient citer tous les lecteurs comme témoins oculaires.
* : Elle est la cinquième et dernière victime de Jack l’Éventreur, ce que les auteurs précisent à la fin de l’album. Comme annoncé avec insistance en couverture et quatrième de couverture par les auteurs, cette mort atroce le 9 novembre 1888 ne fait qu’abréger le destin d’une victime de la société, condamnée au déclassement social et à la déchéance morale.
** : les sites dédiés au plus célèbre serial killer britannique ne se comptent plus. Ils sont d’inégale valeur, mais, parmi eux, Casebook : Jack the Ripper et Whitechapel Jack offrent une mine d’informations documentées, notamment sur les cinq victimes officiellement attribuées à l’Éventreur. Le mystère qui plane encore sur l’identité de cet individu ajoute à la fascination. Pour le touriste intéressé, des « Jack the Ripper tours » sont encore proposés par les promoteurs de loisirs à Londres en 2020.
*** : La liste est longue ! On rappellera seulement le monumental From Hell, Une autopsie de Jack l’Éventreur, d’Alan Moore et Eddie Campbell (collection Contrebande, Delcourt, 2000) et plus récemment, Jack l’Eventreur, de Jean-Charles Poupard et François Debois (Soleil, 2 tomes, 2012 et 2013) ou L’Homme de l’année 1888, par Ceka et Benjamin Blasco-Martinez (Delcourt 2018).
**** : À la mémoire de Mary Jeanette Kelly / Seuls les cœurs solitaires peuvent connaître ma tristesse / L’amour vivra éternellement.
***** : Le traitement social de la pauvreté fait débat au cœur de la bonne société anglaise, tiraillée entre rentabilité des affaires et charité chrétienne. La première Poor Law globale est promulguée en 1601 pour organiser l’assistance aux indigents, et amendée en 1660 par le droit à des soins. Cette vision plutôt bienveillante de l’aide évolue avec la nouvelle morale libérale accompagnant les progrès économiques. En 1834, le New Poor Law act institue l’enfermement des indigents dans des workhouses – des maisons de travail – dans lesquelles les conditions de vie et de travail doivent être moins favorables que dans la vie ordinaire. Les travailleurs et travailleuses de ces établissements ne sont pas toujours des adultes en quête d’un emploi. De nombreux vieillards et surtout des orphelins y sont enfermés pour être surveillés, ce qui a inspiré à Dickens son roman-feuilleton Oliver Twist, publié entre 1837 et 1839. Un certain Charles Spencer Chaplin les fréquenta aussi dans sa petite enfance, à la toute fin du XIXe siècle.
****** : Karliene, Mary Kelly, EP 5 titres, 2015. Mary Jane a aussi inspiré une biographie : Mary Jane KELLY, La dernière victime, par Didier Chauvet (Collection Graveurs de Mémoire, éditions l’Harmattan, 2002).
Mary Jane. Frank Le Gall (scénario). Damien Cuvillier (dessin). Futuropolis. 88 pages. 18 euros
Les 5 premières planches :
0 Comments Hide Comments
[…] Lire la suite […]