Mattéo T6 : fin de parcours sur les plages de Dunkerque pendant l’opération Dynamo
« Avec ce sixième et dernier tome, Mattéo s’achève en apothéose ! » C’est ce que proclame la quatrième de couverture du dernier en date des opus de Jean-Pierre Gibrat. Commencée en 2008, la série comporte donc six albums, ou selon sa terminologie, six « époques », qui sont à la fois des étapes de la vie du héros et le film des grands évènements du XXe siècle. Ce focus établi sur le vécu par un seul individu des grandes crises du siècle dernier donne un tour très vivant, voire même intimiste, à cette œuvre sans perdre de sa force d’évocation historique.
Dans la Première époque (1914-1915), Mattéo fils d’un pêcheur anarchiste espagnol de Collioure, est confronté au déclenchement de la Première Guerre mondiale, à laquelle il va finir par participer, puis être blessé et « évacué » en Espagne par ses proches. Dans la Deuxième époque (1917-1918), il va se joindre aux révolutionnaires (anarchistes de préférence) russes en 1917-1918 dans le tourbillon de Petrograd à la veille de la prise du pouvoir par les Bolcheviks de Lénine, puis rentrer en France et être envoyé au bagne. L’atmosphère de la Troisième époque (août 1936) semble au départ plus paisible dans l’euphorie de l’été du Front populaire, qui se révèle troublé par la proximité des évènements d’Espagne, où Mattéo finira par partir. C’est à cette Guerre civile (juillet 1936 – mars 1939) que sont consacrées les Quatrième époque (août-septembre 1936) et Cinquième époque (septembre 1936-janvier 1939) : Mattéo va avoir la responsabilité de s’emparer puis de tenir un village de Haute Catalogne, dont il s’avère que sa famille paternelle est originaire. À la fin du cinquième album, suite à l’effondrement de la République espagnole au début 1939, Mattéo rentre en France et est emprisonné au fort de Collioure.
Ce dernier album, la Sixième époque (2 septembre 1939-3 juin 1940) s’ouvre par l’évocation de la signature du pacte germano-soviétique. Déçu par l’attitude des occidentaux durant la crise de Munich (septembre 1938), Staline (le « dieu » de Robert, communiste et ami de Mattéo) se rapproche d’Hitler (le « diable » du même Robert) et conclut avec lui un pacte de non-agression le 26 août 1939. En France, déchirée par ce coup de tonnerre, le PCF est dissous dès septembre 1939 et son secrétaire général Maurice Thorez déserte en octobre pour se réfugier à Moscou.
Grâce à la complicité d’un officier de Gendarmerie, Mattéo s’échappe et se cache à Collioure chez son ami Paulin. Il renoue avec Juliette son amour d’enfance avec qui il a eu un fils, Louis. Celui-ci, ne sachant pas que Mattéo est son géniteur, a été mobilisé et en mai 1940, il est fait prisonnier à Sedan. Mattéo quitte Collioure dans le but de faire évader Louis, qui est incarcéré dans un monastère. L’odyssée de Mattéo pour libérer son fils s’achève sur les plages de Dunkerque, où les Alliés sont encerclés et pilonnés. Comment en sont-ils arrivés là ? Très globalement, le 10 mai 1940, les Allemands envahissent les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg. Les armées alliées se portent à leur rencontre, mais elles sont prises à revers au Sud par l’offensive allemande à partir des Ardennes et doivent se replier sur la côte de la Mer du Nord, principalement à Dunkerque.
L’entassement et les peurs des soldats agglutinés dans l’attente de pouvoir prendre un bateau sont décrits dans le roman de Robert Merle Week-end à Zuycoote (1949) et le film du même titre (1964) d’Henri Verneuil.
Sur ces plages surpeuplées, Mattéo retrouve son amie Amélie, qui leur permet de gagner l’Angleterre à bord d’un voilier britannique. Nos héros ont donc bénéficié de « l’opération Dynamo » (voir carte plus haut), la mobilisation des navires anglais de toutes tailles en vue de l’évacuation des troupes alliées : au total, 198 229 Britanniques, 139 997 Français et 16 816 Belges parviendront ainsi en Angleterre. Cette évacuation se termine le 4 juin 1940 par la reddition des dernières troupes françaises. Ce n’est donc pas un hasard si Gibrat place le 3 juin la traversée de nos héros. Ci-dessous un des bateaux ayant participé à « l’opération Dynamo » et utilisé pour le tournage du film Dunkerque (2017) de Christopher Nolan.
Dans cette Sixième époque, nous retrouvons les figures féminines qui étaient déjà là au début de la saga. Recherché par les gendarmes, trois ans après l’avoir quittée, Mattéo rend ainsi discrètement visite à sa mère, dont les forces s’amenuisent.
Depuis leur enfance, les destins de Juliette et Mattéo sont liés. Mais leur relation est loin d’être un long fleuve tranquille : au contraire, c’est plutôt une aventure à éclipses. Toujours est-il que Juliette a été mariée et a eu un fils, dont on découvre dans la Troisième époque qu’il est en fait l’enfant de Mattéo. Et d’ailleurs, dans le présent album, c’est la question de la reconnaissance de cette paternité qui va sonner la fin de la relation entre les deux anciens amants.
Depuis la Retirada (exode des républicains espagnols janvier-février 1939, fin de la Cinquième époque), nous étions sans nouvelles de l’infirmière Amélie, à qui Mattéo avait déclaré à la page 45 de la Cinquième époque : « Vous êtes la femme d’à coté de ma vie, ma chère Amélie. Et c’est très bien ainsi ». Et puis, par l’intermédiaire de Juliette, Mattéo reçoit des lettres d’Amélie, réfugiée à Londres dans la famille de son compagnon, l’aviateur Mermoza.
S’il est des personnages qui « changent de camp » dans cet album, ce sont les curés. Autant à Collioure (Troisième époque pages 53-55) qu’en Espagne (Quatrième époque pages 45 et 58-61 ; Cinquième époque pages 5-8), ils étaient des tenants de la réaction. Autant dans la France du nord, confrontée à la défaite et aux débuts de l’Occupation, ils favorisent l’évasion de Louis (pages 33-42) ou soignent sa blessure (pages 51 et 55).
Un ressort dramatique traverse tout l’album : Mattéo n’arrive pas à avouer à Louis qu’il est son père biologique. Louis a été élevé dans le culte de son père aviateur et héros de la Première Guerre mondiale. Mais le fait que Mattéo l’ait fait évader et l’accompagne sur les routes de l’exode, semble lui faire changer d’avis.
Les aventures de Mattéo s’achèvent sur une dernière planche entièrement muette, qu’on pourrait prendre pour une fin ouverte. Pourquoi ne pas imaginer en effet qu’il rejoigne après le 18 juin l’espérance de la France libre ? Comme cette poignée de Français qui ont préféré se joindre à de Gaulle, alors que dans leur grande majorité, la plupart des soldats hexagonaux sauvés par l’opération Dynamo sont repartis en France.
Mattéo, Sixième époque (2 septembre 1939 – 3 juin 1940). Jean-Pierre Gibrat (scénario, dessin et couleurs). Futuropolis. 72 pages. 17 euros.
Les quatre premières planches :