Mémoires d’un paysan bas-breton, ou la traversée du XIXe siècle par un damné de la Terre.
Monument de la littérature bretonne, les Mémoires d’un paysan bas-breton de Jean-Marie Déguignet ont marqué les lecteurs bien au-delà de la région. La magnifique adaptation en bande dessinée de Stéphane Betbeder et Christophe Babonneau, publiée par les Editions Soleil, est indispensable pour connaitre la société bretonne du XIXe siècle et découvrir le destin d’un homme exceptionnel.
Passés presque inaperçus, ces trois volumes racontent le destin réellement hors du commun d’un paysan breton qui n’aurait jamais dû sortir de son « pays », jamais s’éloigner de quelques pas de son lieu de naissance ou des chemins qu’il arpentait pour mendier.
Né en 1834, très pauvre, indigent mais surdoué, Jean-Marie survit en pratiquant la mendicité. Fils de paysan sans terre, il ne va pas à l’école, comme la majorité des petits Français de l’époque, mais il est curieux. Il devine qu’il existe quelque chose au-delà des haies et des champs. Lors de ses déambulations à la recherche d’une pièce ou de nourriture, il fait la connaissance d’un garçon vacher, employé dans une ferme tenue par un agronome déterminé à faire entrer la modernité dans cette contrée rétive aux changements. Il prend le jeune garçon sous son aile. L’homme sait lire et écrire. Jean-Marie profite de ses quelques conseils pour apprendre, seul, l’écriture et la lecture. A 20 ans, attiré par l’aventure et l’inconnu, il quitte la ferme et s’engage dans l’armée. Il y restera 14 ans. L’armée du Second Empire est alors une des meilleures armées du monde. Napoléon III et ses généraux l’engagent sur tous les continents. Les régiments successifs de Jean-Marie sont envoyés en Crimée, en Italie, en Kabylie, en Palestine et au Mexique. Il profite de chaque rencontre pour apprendre encore et toujours de nouvelles choses. A sa libération, en plus du français qu’il parle maintenant parfaitement, il maitrise l’italien et l’espagnol.
Il revient dans sa région natale en professant des idées républicaines et anticléricales radicales. Le monde qu’il redécouvre ne lui convient pas. Jean-Marie tente de vivre selon ses idées, trop modernes pour la Bretagne d’alors. La ferme qu’il exploite suivant des techniques agronomiques inédites dans la région prospère, mais après une dizaine d’années, son propriétaire résilie le bail de location des terres. Ses positions anticonformistes lui aliènent les hommes d’églises comme les notables.
Il va aller d’échec et échec, jusqu’à mourir dans la plus grande indigence en 1905.
Les trois volumes des mémoires d’un paysan bas-breton ne reprennent pas tout le récit en détail, notamment toutes les guerres auxquelles il a participé. Les auteurs ont choisi trois grands thèmes :
Le tome 1, Le Mendiant, est le récit des débuts de la vie de Jean-Marie. Le décor est planté, le lecteur découvre la Bretagne de la première moitié du XIXe siècle et la vie misérable des paysans dominés par l’Eglise et les propriétaires terriens.
Le tome 2, Le Soldat, commence quand le jeune garçon rencontre le vacher plus instruit et le propriétaire de la ferme modèle où il apprend à lire. La suite le montre plongé en pleine guerre de Crimée.
Le tome 3, Le Persécuté, est le plus poignant. Jean-Marie, à moitié fou, vit reclus dans une mansarde. Hurlant et alcoolisé, il passe tout son temps à consigner sur des cahiers le récit de ses guerres, sa vie de famille dramatique, sa vie de paysan qui finit mal et de marchand de tabac qui s’arrête sous la pression du clergé qui ne supporte plus cet anticlérical forcené.
Le découpage et le scénario de Stéphane Betbeder respectent l’histoire originale sans noyer le lecteur moderne dans trop d’anecdotes ou de digressions qui auraient pu alourdir l’ensemble. La voix de Jean-Marie conduit le récit grâce à de nombreux extraits de son journal. Les dialogues inventés, émaillés de très nombreuses expressions bretonnantes, équilibrent l’ensemble en donnant chair et vie aux différents protagonistes. On saluera aussi le travail remarquable de documentation nécessaire à la reconstitution de cette société.
Le style très naturaliste du dessin de Christophe Babonneau et la mise en couleur d’Axel Gonzalbo s’accordent parfaitement pour embarquer le lecteur dans tous les mondes que traverse Déguignet. De la guerre à la peinture du monde paysan, et surtout dans toutes les scènes de nature d’où peuvent surgir farfadets et djinns, chaque page séduit par sa justesse à trouver sa place entre réalisme documentaire et poésie.
Ce bel ensemble n’a qu’un défaut, ses couvertures qui ne rendent justice ni au scénario ni au dessin. C’est dommage car il faut passer outre pour avoir le plaisir, inattendu, de découvrir cette vie incroyable. Jean-Marie Déguignet mérite qu’on revienne vers son journal. L’homme tranche par sa modernité intellectuelle et surtout par un courage sans faille qui l’amène à se dresser contre tous les obscurantismes. Cette série de la collection Soleil Celtic/Conte de Bretagne est le meilleur moyen pour aborder cette œuvre un peu oubliée.
Mémoires d’un paysan bas-breton T1 Le Mendiant. Stéphane Betbeder (scénario). Christophe Babonneau (dessin). Soleil. 96 pages. 15,95 euros.
Mémoires d’un paysan bas-breton T2 Le Soldat. Stéphane Betbeder (scénario). Christophe Babonneau (dessin). Soleil. 96 pages. 15,95 euros.
Mémoires d’un paysan bas-breton T3 Le Persécuté. Stéphane Betbeder (scénario). Christophe Babonneau (dessin). Soleil. 96 pages. 15,95 euros.
Les 9 premières planches du tome 1 :