Paris-Damas, liaisons mortelles, 100 ans de relations sanglantes entre Paris et Damas
La bande dessinée historique sert aussi à éclairer l’actualité. L’album Paris-Damas, Liaisons mortelles publié par les éditions Delcourt avec Jean-Claude Bartoll au scénario et Nicolas Otéro au dessin associé pour la couleur à 1ver2anes raconte 50 ans de relations franco-syriennes et une histoire de la famille Assad depuis la prise de pouvoir du père de Bachar el Assad, récemment défait.
1916, à Londres, les accords secrets Sykes-Picot entre la France et le Royaume Uni prévoient un partage des restes de l’Empire Ottoman, alors allié aux Allemands, au Moyen-Orient. La grande Syrie passe sous mandat français. Cet immense territoire est bientôt divisé en plusieurs régions dont seule la Syrie actuelle et le Liban resteront. Les nationalistes syriens, les populations druzes qui rejettent ce mandat seront écrasés par l’armée française. Pour asseoir son pouvoir, le protectorat joue les communautés les unes contre les autres. Les alaouites qui ont alors le statut de quasi-esclave au profit des sunnites sortent peu à peu de cette condition. Ils aident les Français à maintenir l’ordre. Selon Bernard Bajolet, spécialiste du Moyen-Orient, la religion alaouite est un syncrétisme entre islam et christianisme. Les sunnites ne les considèrent pas comme des musulmans. L’opposition est inévitable.
En 1946, sous la pression de Churchill, la France met fin à son mandat après une violente répression. A cette date, Hafez el Assad a 16 ans et milite au parti Baas, un parti pan-arabe, laïc, proche du socialisme. Il découvre la politique et ses enjeux.
Dix ans plus tard, il entre à l’académie militaire. Motivé et sérieux, c’est un officier et un pilote doué. Ses supérieurs l’envoient se former en URSS. Il y complète sa formation politique et s’y fait des relations qui vont perdurer après sa disparition pour épauler la Syrie quand elle est en difficulté.
Revenu en Syrie, il monte rapidement en grade, puis entre au gouvernement comme ministre de la Défense. La défaite de 1967 contre Israël aurait pu freiner son ascension mais il en profite pour s’emparer du parti Baas et de la tête de l’État. Un régime dictatorial implacable vient de naitre. Obsédé par une fantasmatique Grande Syrie, Assad se tourne vers le Liban qu’il considère comme une province syrienne. Profitant de troubles entre les communautés libanaises, l’armée syrienne envahit le pays. C’est le début d’une dérive terroriste qui va toucher la France, protectrice du Liban, dont la classe politique entretient des liens d’amitié et de connivence avec la nôtre.
Les services syriens assassinent un ambassadeur français à Beyrouth en 1981. Les assassins seront exécutés par la DGSE qui pose ensuite une bombe au siège du parti Baas à Damas. Détestant Yasser Arafat, le leader palestinien, Hassad abrite des factions dissidentes de l‘OLP comme le groupe Abou Nidal. Une fusillade éclate rue des Rosiers, à Paris, elle fait six morts. La France soutient toujours Arafat, Hassad ne pardonne pas l’affront. Il se rapproche du terroriste Carlos dont la compagne et un complice viennent d’être arrêtés. Une série d’attentats meurtriers ensanglante la capitale française. Parallèlement, le dictateur syrien s’occupe de sa population. Les Frères musulmans perpètrent des attentats. Des dizaines de morts affolent la Syrie. Assad échappe à une tentative d’assassinat. Le régime ouvre des prisons mouroirs qui se remplissent rapidement. La police politique est omniprésente, la délation généralisée. En 1985, on compte 265 agents pour 1000 habitants. La pression exercée sur Paris ne faiblit pas : attentat contre les légionnaires à Beyrouth, prise d’otages toujours dans la capitale libanaise, nouvelle vague de terreur à Paris.
En 1994, le fils ainé d’Hafez el Assad et successeur désigné meurt dans un accident de voiture que certains considèrent comme un assassinat. Bachar, le second fils, ne pourra pas exercer l’ophtalmologie, il doit revenir à Damas. Son portrait apparait à côté de celui de son père, il rencontre Jacques Chirac à la demande du président du Liban qui ne refuse rien à Damas. A la mort de son père, il marche dans ses pas et continue sa politique répressive. Au Liban, il fait assassiner le premier ministre Hariri, comme ses opposants. Les Printemps arabes ont renversé plusieurs régimes qu’on pensait solidement installés en Tunisie ou en Égypte. En Libye, le colonel Kadhafi est sous le feu d’une coalition mais Bachar el Assad résiste. Il réprime violemment les rebellions qui apparaissent, faisant des dizaines de milliers de morts. Il est aidé par l’aviation russe qui n’hésite pas à bombarder les populations civiles.
Jean Claude Bartoll estime que Bachar el Assad et son régime ont sur la conscience 388 000 morts dont 100 000 civils et 22 000 enfants.
Ce titre s’inscrit dans un courant qui s’affirme de plus en plus dans l’édition de bande dessinée historique. Fondé sur de solides enquêtes journalistiques, ces albums racontent l’actualité en la replaçant dans une chronologie plus longue qui permet d’en saisir les racines et de comprendre les protagonistes.
En 18 courts chapitres, les auteurs balaient cent ans de relations franco-syriennes. Ils décrivent comment ce régime a réussi à prendre en otage nos gouvernements depuis les années 1980. On se rend compte que la France, ancienne puissance coloniale, a eu du mal – aujourd’hui encore – à se défaire de sa position de protecteur du Liban. Aucun président de Mitterrand à Hollande n’est parvenu à trouver la clé pour empêcher les clan Assad de nuire. Jean-Claude Bartoll nous fait entrer dans les discussions au plus haut niveau comme le moment où François Hollande décide d’aider les rebelles et que les responsables militaires et des services secrets débattent de cette opportunité. Il ouvre aussi la porte vers l’intimité du clan Assad. Qui est sa femme ? Qui sont les fils de Hafez ? Comment est mort son fils préféré. Comment le clan gère, avec violence, les distensions, les éventuelles critiques ? Très documenté, il décrit le fonctionnement mafieux de la dictature.
Mais cet album ne s’arrête pas là et c’est tout son intérêt. L’influence de la Syrie, pour beaucoup les bombes qui explosent dans Paris remontent aux années 1980, se fait sentir bien au-delà du Moyen-Orient. Des pages et des images nous rappellent les attentats contre les militaires américains à Beyrouth, les prises d’otages, la déstabilisation de la Jordanie, les massacres de Palestiniens, les attaques contre Israël ou la complicité de la Syrie avec l’URSS qui conduit à des meurtres de masse de civils. Autant d’évènements dont les conséquences se font encore sentir.
L’écriture de Jean-Claude Bartoll est précise, sans fioriture. Sa parfaite connaissance des sujets est une clé d’entrée parfaite pour comprendre des enjeux ou des enchainements d’évènements complexe. Tout est expliqué, si beaucoup de lecteurs se souviennent des moments racontés dans ces pages, celui qui en ignore tout ne sera pas perdu.
Nicolas Otéro est un des spécialistes de ce genre d’album. Il joue parfaitement la carte de l’actualité, de la réalité en utilisant beaucoup de photos et d’images de presse ou de télévision. Ce parti pris graphique rend le dessin, par moment, un peu figé, assez raide tout en donnant des pages assez spectaculaires quand les documents d’origine le sont. Les choix de couleurs ne sont pas toujours heureux. Ils dramatisent souvent inutilement. Les aplats trop denses, trop insistant gênent la lecture des images. Nous avions déjà remarqué La cellule publiée par les Arènes BD, récit des attentats du 13 novembre qui reprenait le même principe graphique. Mais malgré quelques bémols, ce livre est indispensable pour comprendre ce qui se passe au Moyen-Orient.
Paris-Damas – Liaisons mortelles. Jean-Claude Bartoll (scénario). Nicolas Otéro (dessin). 1ver2anes (couleurs). Delcourt. 136 pages. 19,50 euros.
Les dix premières planches :