Portrait d’un buveur : itinéraire d’un enfant gâté par le rhum au XVIIIe siècle
Ce Portrait d’un buveur, peint par les électrons libres Florent Ruppert, Jérôme Mulot et Olivier Schrauwen est celui de Guy, un soûlographe accessoirement charpentier de marine. Incapable de voir plus loin que le bout d’un goulot, sa quête insatiable de rhum le fait s’engager sur un vaisseau au long cours dont il subit ensuite les mésaventures. Derrière les apparences de la couverture, le lecteur comprend vite que les auteurs n’ont pas œuvré dans une démarche respectueuse d’un cadre historique précis. Mais ont-ils pour autant coupé tout lien avec l’Histoire ?
Son nom est Guy, seulement Guy. Il le clame et le chante haut et fort à plusieurs reprises au début et à la fin de cet album. Peut-être devrait-on l’appeler tout simplement guy, un « type » ordinaire qui se résume à son addiction puissante à l’alcool. Est-ce par association d’idée avec le rhum que les auteurs ont décidé de narrer la quête de cet outre percée dans l’univers exotique de la flibuste ? Pas impossible…
Un petit air de la Licorne chère au cœur du chevalier François de Hadoque, capitaine de la marine du Roy Louis XIV en 1698. Si on se souvient que le lointain aïeul du capitaine Haddock ne boude pas le rhum des Antilles, voilà notre Guy en bonne compagnie dans une généalogie des alcooliques de papier.
Tout en laissant libre cours à leur imagination graphique très féconde, tant sur le plan du découpage, de la palette des couleurs et de leur alternance avec l’épure du noir et blanc, les auteurs ont jalonné les 180 pages de leur récit de nombreuses références documentaires. Sans atteindre la précision d’un Jean-Yves Delitte, d’un François Bourgeon ou d’un Marc Bourgne*, sans d’ailleurs la rechercher puisque leur intention est ailleurs, ils ont choisi d’évoquer l’univers de la piraterie à l’époque moderne (XVIIIe siècle si on tient compte de l’allusion au théâtre de l’Odéon évoqué page 47) pour rythmer la quête de ce boit-sans-soif de Guy.
Même si leur matelas documentaire n’a que peu d’épaisseur, Schrauwen, Ruppert et Mulot ont peut-être inconsciemment dépeint de façon plutôt réaliste le monde du capitaine Teach (le célèbre Barbe Noire), de Jack Rackham (dont l’étendard noir à tête de mort sur sabres croisés s’affiche sur la couverture de l’album) ou du Long John Silver de L’Île au trésor de Stevenson. La rudesse de la vie quotidienne sur un navire en haute mer, et son risque mortifère de blessure, de capture ou de naufrage avaient plus de chance de pousser l’équipage à la consommation d’alcool qu’à la déclamation de poèmes, juché sur la proue du navire. De la taverne du port au galion qui les recueille après un naufrage, Guy et son apprenti Clément naviguent dans des eaux peu chatoyantes mais assurément moins édulcorées que celles des films de genre.
Quand il ne se saoule pas en mer pour oublier pourquoi il navigue, Guy picole dans les tavernes des ports d’Europe en se demandant sans doute comment il a pu échouer là. Au cœur de l’album, lui et ses compagnons d’infortune débarquent à un moment dans « une modeste ville » de la côte des Barbaresques (page 82). Le soin apporté par les auteurs à dépeindre le palais, sa cour, ses jardins, et son hammam atteste là encore d’un ancrage, juste ce qu’il faut de crédible, pour que le décor, en s’effaçant progressivement de la narration, focalise l’attention du lecteur sur les exploits éthyliques du héros malgré lui. Pour que les délires inventifs de Schrauwen, Ruppert et Mulot parviennent à leur but, rien de tel, en effet, qu’un cadre spatio-temporel vraisemblable, qui se déglingue petit à petit. N’est-il pas judicieux, dans le cas de Guy, d’altérer, à petites lampées, le discernement du lecteur pour en faire un compagnon de beuverie du héros, presque un frère ? Quelle ne fut pas la surprise de Cases d’Histoire en découvrant que ce dernier opus des trublions du 9e art avait été salué par leurs confrères habituels… et par un autre site** géré par des médecins addictologues !
* : Jean-Yves Delitte est peintre officiel de la Marine et dirige, depuis 2017, une nouvelle collection sur le thème des Grandes Batailles Navales chez Glénat. François Bourgeon a déployé sa maîtrise du monde de la navigation au temps de la traite négrière dans sa série Les Passagers du Vent (5 tomes parus entre 1979 et 1984, chez Glénat). Marc Bourgne est l’auteur de la saga Les Pirates de Barataria, 10 tomes publiés à ce jour, toujours chez Glénat. Tous ont en partage un souci poussé du détail en matière d’architecture navale, voire de jargon technique pour Bourgeon.
Portrait d’un buveur. Jérôme Mulot et Florent Ruppert (scénario). Olivier Schrauwen (dessin). Dupuis. 184 pages. 28,95 €
Les 12 premières planches :