Sept Frères : 1943, trahison chez les francs-maçons résistants
Qui est le traître ? Qui a livré à la Gestapo en 1943 à Paris les résistants du réseau franc-maçon de La Rose silencieuse ? En 1951, les survivants reçoivent une lettre qui les convie à des retrouvailles. Quel frère a pu accepter de renoncer à ses vœux de solidarité pour ses compagnons de loge en les dénonçant ? C’est Didier Convard, spécialiste – et pour cause * – de la franc-maçonnerie qui signe le scénario de Sept Frères avec Jean-Christophe Camus. Longtemps restée repliée sur elle-même et sujet prisé des hebdomadaires, la franc-maçonnerie a ouvert ses portes aux non initiés.
En ce début de 1951, Henri Demonteil n’en croit pas ses yeux. La lettre qu’il a entre les mains le convoque à une « tenue », cérémonie maçonnique où il doit retrouver ses anciens camarades de Résistance, arrêtés, déportés ou qui ont échappé aux nazis. Mais il y a un hic. Pierre Constant, le vénérable maître de leur loge, a été abattu par les Allemands. Qui alors les convoque à cette réunion ? Et comment trouver celui qui les a trahis ? Tout laisse à penser que le traître fait partie des sept frères présents. Ils vont donc devoir, à tour de rôle, se justifier, revenir sur les conditions de leur arrestation ou de leur fuite en février 1943.
Résumer en quelques lignes la franc-maçonnerie et surtout ne pas tomber dans le piège des clichés n’est pas simple. Ses origines sont britanniques aux alentours du XVIe siècle. Son but est la recherche d’un progrès qui puisse apporter ses bienfaits à l’humanité. Philosophique, ésotérique, reposant sur la croyance en un être suprême, elle est composée, après sélection et initiation, d’hommes libres avec la solidarité comme base incontournable. Plusieurs obédiences existent. On accusera la très discrète franc-maçonnerie de tous les maux, en en faisant le bouc émissaire de réseaux aussi bien politiques qu’économiques à travers des scandales souvent financiers. Une des cibles privilégiées des nazis en Allemagne dès leur arrivée au pouvoir, les francs-maçons sont déportés ou exécutés. Considérée comme bourgeoise et parasitant la mainmise du parti communiste, la franc-maçonnerie est condamnée par l’URSS. En France occupée, c’est le contentieux avec les milieux d’extrême-droite, qui démarre à la fin du XIXe siècle, que le régime de Pétain s’attache à régler dès août 1940 **.
Pour ces maçons tous unis dans leur volonté de se battre contre l’occupant et qui l’ont payé cher, il n’est pas facile de revivre cette journée de 1943. Les sept frères sont autour de Guérin, le plus âgé d’entre eux. Une autre lettre est sur son bureau. Elle affirme que la vérité doit jaillir de la réunion et le coupable être découvert car il est présent dans la salle. Petit à petit des failles apparaissent dans la plupart des témoignages. Aucun des maçons n’est à l’abri du doute des autres. La solidarité vacille car le traître, si il avoue, ne sortira pas vivant de la Loge.
Convard et Camus connaissent leur sujet. Avoir choisi la franc-maçonnerie est astucieux et permet d’éclairer le thème et d’en faire, jusqu’au dénouement final, un fil rouge qui autorise des rebondissements scénaristiques intéressants. Reste que l’histoire, hors franc-maçonnerie, est très proche de celle du film Marie-Octobre de Julien Duvivier sorti en 1959. Des résistants se réunissent au domicile de leur chef trahi pendant la guerre. Le coupable est parmi eux. Danielle Darrieux, Bernard Blier, Lino Ventura, Paul Meurisse, Serge Reggiani, Noël Roquevert, le casting est sublime et le film d’une rare force écrit par Henri Jeanson. Un huis-clos aussi comme dans ces Sept Frères dont Hervé Boivin a assuré le dessin d’un trait précis, réaliste et très expressif pour bien typer chaque personnage.
* Didier Convard, qui ne se cache pas d’être franc-maçon et historien de la franc-maçonnerie, a publié de nombreux albums sur ce thème (les séries Le Triangle secret, INRI, Hertz, Les Gardiens du sang, Lacrima Cristi).
** Cet album revient sur une période terrible pour la franc-maçonnerie. Pilier de IIIe république, la franc-maçonnerie a influencé la politique qui se met en place en France à partir de 1870. Cercle de notables influents, ses réunions sont dans la plupart des pays d’Europe des laboratoires et des espaces d’échanges qui font émerger des idées nouvelles tout en acceptant les violences de la colonisation, par exemple. En France, de nombreux ministres, députés et présidents sont francs-maçons : Jules Ferry, Léon Gambetta, Félix Faure. Si les frères semblent bien intégrés depuis longtemps au monde politique, culturel, économique et militaire, la fin du XIXe siècle est un moment de basculement. Les clivages sont violents et quelques scandales impliquant des francs-maçons permettent l’émergence d’une certaine forme de théorie du complot maçonnique que l’affaire Dreyfus transformera très vite en complot judéo-maçonnique. Pourtant, ni Alfred Dreyfus ni Émile Zola ne sont membres d’une loge. S’ajoutent la violence de la séparation de l’Église et de l’État que les frères ont soutenu, ce que ne pardonnent pas les conservateurs, et l’émergence de l’idée fausse que la franc-maçonnerie a organisé la Révolution française. Chose tout aussi inacceptable pour une grande partie de la droite française dont L’Action française de Charles Maurras qui monte en influence dans les années 30.
L’antimaçonnisme arrive au pouvoir en même temps que le maréchal Pétain en juin 1940. Un homme est à la manœuvre : Bernard Fay, professeur au collège de France. Ce familier du Maréchal s’est fait le spécialiste du combat contre les francs-maçons. Il rejoint là Philippe Pétain. Si l’antisémitisme de ce dernier est difficile à cerner avant la guerre, son antimaçonnisme en revanche est connu. Il semble dater de l’Affaire des fiches. Entre 1900 et 1904, le ministère de la Guerre en association avec le Grand Orient de France entreprend de mettre en fiche une grande partie des officiers français. Dans ce fichier secret sont notées les opinions politiques et religieuses des hommes surveillés. On soupçonne rapidement que ce fichier permet de faire avancer certains hommes par rapport à d’autres sans que leurs qualités militaires soient avérées. Pétain, qui est au ministère, est choqué par le procédé et l’injustice des conséquences. Il ne cesse plus de détester les francs-maçons. En 1929, le général Weygand rapporte dans son journal que Philippe Pétain refuse de partir en retraite « pour barrer la route des hauts dignitaires trois points », c’est à dire, dans son esprit, empêcher les officiers appartenant à des loges de monter en grade. En novembre 34, le Maréchal rend les francs-maçons responsables de la chute du gouvernement Doumergue auquel il appartient. Enfin en octobre 36, Pétain participe à une réunion du club « Les affinités françaises » sur le thème « Les dessous maçonniques du radicalisme ».
Les nazis ont combattu les francs-maçons allemands dès 1934, bien que plusieurs obédiences se soient rapprochées d’eux. Ils ont été pourchassés comme toutes les sociétés ou organisations qui pouvaient constituer un lieu de réflexion et donc de critique du pouvoir. De plus, les nazis ne pouvaient accepter que des Allemands puissent prêter serment à autre chose que le führer. La franc-maçonnerie a littéralement disparu d’Allemagne à la suite des persécutions nazies.
C’est donc un adversaire farouche de la franc-maçonnerie qui prend le pouvoir en juin 1940. Dès le 13 août 40, bien avant la publication du statut des juifs, la franc-maçonnerie est interdite, les loges dissoutes. Les fonctionnaires francs-maçons sont obligés de se dénoncer, des listes de frères vont être publiées avec nom complet et adresse dans la presse collaborationniste. Sans que les Allemands ne demandent rien, Vichy commence la chasse aux francs-maçons. Puis celle des juifs trois mois plus tard. Au même moment, Pétain confie une mission à Bernard Fay qui a remplacé Julien Cain à la tête de Bibliothèque nationale : créer le Service des sociétés secrètes dont le but est de collecter et d’étudier les archives saisies dans les loges pour débusquer les frères qui pourraient cacher leur appartenance. Ce service travaille main dans la main avec le SD allemand (service de renseignement de la SS) quand la traque des résistants devient une priorité. Ces persécutions vont conduire un certain nombre de frères dans la résistance et vers la création de réseaux d’inspiration maçonnique qui seront intégrés à des réseaux plus importants.
Il faut avoir ces informations bien en tête quand on avance dans la lecture de cet album. L’ambiance des persécutions, des arrestations, la violence des ces instants donne une force prenante à la réunion qui doit dévoiler le nom du traitre.
Stéphane Dubreil
Sept Frères. Didier Convard & Jean-Christophe Camus (scénario). Hervé Boivin (dessin). Delcourt. 56 pages. 14 ,95 €
Les 5 premières planches :
© Editions Delcourt, 2016 – Convard, Camus, Boivin pour toutes les images