Sur un air de fado : s’accommoder (ou pas) de la dictature de Salazar dans le Portugal de 1968.
Le Portugal a le triste privilège d’avoir enfanté la plus longue dictature du XXe siècle en Europe. Dans son dernier album, Nicolas Barral restitue l’atmosphère du Lisbonne de 1968 en racontant la vie apparemment tranquille d’un doutor (médecin) que son détachement et ses succès féminins comblent au quotidien. Mais peut-on se contenter de vivre Sur un air de fado, seulement bercé par cette mélancolie typiquement portugaise, dans un pays où la police politique omniprésente n’épargne personne ? La sœur aînée d’un gamin espiègle va ramener doutor Fernando au temps de sa jeunesse militante, quand la passion amoureuse avait fait naître en lui une conscience politique.
De par leur évolution historique particulière, les pays de la péninsule ibérique ont traversé le XXe siècle sans subir la fracture de l’année 1945. La trajectoire de l’Espagne est connue dans ses grandes lignes : avènement du frente popular, pronunciamiento de juillet 1936, guerre civile dont découlent la Retirada des vaincus républicains et le triomphe du général Franco. Ces dernières années, le 9e art a d’ailleurs souvent puisé à cette source d’histoire contemporaine pour raconter le quotidien du peuple espagnol*.
Cet engouement a, en revanche, moins touché son voisin portugais. La période couvrant les années 1925 à 1975 recèle pourtant tous les ingrédients propres à exciter les papilles des scénaristes. Cinq ans après Pierre-Henry Gomont**, Nicolas Barral nous immerge donc dans le Lisbonne de 1968, au crépuscule de la dictature salazariste, née d’un coup d’état militaire en mai 1926. À partir de 1928, le pouvoir tombe aux mains d’un très honorable professeur d’économie politique, Antonio de Oliveira Salazar, qui redresse les comptes nationaux en tant que ministre des Finances avant d’accéder au poste de président du conseil en 1932. Plus de quarante ans après son avènement, l’Estado Novo (État nouveau) n’a plus grand-chose de neuf. En revanche, la police politique ayant accompagné l’instauration et la consolidation de la dictature salazariste poursuit ses missions de routine dans tout régime autoritaire : surveiller la société pour y prévenir les crimes d’opinion, les réprimer le cas échéant.
Fondée en 1933 sous le nom de PVDE (Police de Vigilance et de Défense de l’État), soutenue par la GESTAPO et le SD (SicherheistDienst) nazis, elle se réforme en façade en 1945 pour donner le change aux démocraties occidentales désirant intégrer le Portugal dans le futur bloc de l’Ouest. Désormais appelée PIDE (Polícia Internacional e de Defesa do Estado, Police internationale et de défense de l’État), elle se rend indispensable au maintien d’un régime à contre-courant de l’Histoire en marche. Pour contrôler l’opinion, il faut faire appliquer la censure, surveiller les voyageurs aux frontières, enquêter avant de délivrer un passeport aux requérants. Il faut intensifier la surveillance en recrutant puis en immergeant dans la société civile des indicateurs, les bufos (comme cet adolescent trafiquant de revues pornographiques, pages 60-61).
Ces nombreux mouchards en place, il ne reste plus qu’à traquer les opposants (notamment les communistes) et remonter les réseaux éventuels, quitte à user des pires tortures. La blague étudiante sur le cordonnier ayant trahi douze camarades après avoir été menacé de la privation de sa sieste postprandiale (page 41) fait allusion à la sinistre spécialité de la PIDE de la torture par privation de sommeil. On passe de la blague potache au témoignage vécu : celui enduré par le père du petit Joao, gamin espiègle rencontré par Fernando à la sortie d’un poste de police, et que raconte son épouse devant sa fille Ana, dans la crainte que le doutor soit un de ses bufos honnis (pages 86-87).
Tant de prérogatives de contrôle entre les mains d’une seule institution donnent la mesure de son pouvoir : n’importe quel policier peut connaître vos petits secrets d’alcôve et chercher à vous intimider, comme le prouve l’agent Lobo au doutor Fernando (pages 64-65). N’oublions pas enfin qu’à cette époque, le Portugal possède encore, pour quelque temps, des territoires d’Outre-Mer, vestiges de l’empire colonial. La PIDE surveille donc aussi les militaires présents notamment en Angola, au Mozambique, en Guinée-Bissau, à Sao-Tomé-Et-Principe et au Cap-Vert, afin de parer à toute propagation d’esprit anti-colonial ou toute fraternisation avec les peuples opprimés***.
Pour incarner cette sombre décennie d’histoire portugaise, Barral a imaginé le personnage de Fernando Pais, médecin généraliste établi dans un quartier cossu, respectable et respecté par sa patientèle et ses employés. Quand vos fins de mois sont assurées, quand vous pouvez vous échapper à l’envi vers la plage de Cascais et passer l’après-midi en compagnie de votre maîtresse – une femme de colonel en garnison en Angola, quand vous avez la possibilité de vous enivrer dans une taberna en compagnie de l’ami Horacio, écrivain certainement fiché pour ses mœurs, que craignez-vous vraiment de la dictature ?
Fernando ne fait-il pas partie de ces gens dont le régime a besoin – il est habilité à pénétrer dans les locaux de la PIDE pour y prodiguer des soins aux prisonniers ou aux policiers – à qui, en échange de leurs services discrets, on accorde le privilège d’une existence tranquille, épargnée ? N’a-t-il pas lui-même participé à des séances de torture par la privation de sommeil, comme cela se murmure à propos de certains de ses confrères (page 87) ? Derrière le beau visage du doutor Fernando, derrière ses blagues nonchalantes et son autodérision, le masque lisse se fissure, la conscience se réveille. Car Fernando, qu’on croit libre et détaché des contingences politiques, n’a pas toujours vécu la dictature à distance.
Pour montrer les usures concomitantes de la patience d’un homme et d’une dictature aux abois, Barral a bâti son scénario en entremêlant des épisodes de l’été 1968 (la période qui suit l’AVC de Salazar amorçant l’agonie du régime) et de l’été 1958, celui de la dernière élection présidentielle portugaise****.
Moins que le résultat, moins que la personnalité du candidat unique autorisé, c’est la fièvre idéologique autour du scrutin de 1958 qui fournit à Barral le décor du baptême politique de Fernando. Même si on devine que son ralliement à la cause s’opère par calcul amoureux (il fallait bien aller sur les platebandes du leader Patricio pour séduire Marisa la passionaria), Fernando n’a, foncièrement, aucune attirance pour la dictature. Lors de son service militaire en Guinée, sa plus grande audace a été… de se faire tatouer. Il prend même des risques en épousant Marisa, opposante déclarée au régime qui ose inviter à la noce d’autres figures de la contestation. Tout au long de cet album, par petites touches, Barral nous montre la lassitude d’un homme qui supporte de moins en moins d’avoir à « remettre sur pied » un gardé à vue torturé pendant la nuit (page 57) ou les allusions d’un policier « bras longs et idées courtes » qui le menace insidieusement, lui et sa maîtresse (page 65).
En plus des enchaînements graphiques impeccables entre les deux époques, en plus du voyage dépaysant offert au lecteur dans les quartiers de Lisbonne et sur la côte jusqu’à Cascais, la force de cet album est l’histoire d’amour pudique entre deux frères que l’entrée dans leur vie adulte éloigne mais dont le fil ne se coupe jamais. Antonio, l’aîné, est devenu fonctionnaire de police. Dans un pays en développement, revêtir l’uniforme ne concrétise pas toujours une vocation. Mais dans une dictature, tout policier peut hélas se muer en maillon passif d’une chaîne de répression, voire en tortionnaire actif quand l’ordre vous en est donné.
S’être frotté à l’univers de Nestor Burma a sans doute donné à Barral le goût et la maîtrise du polar dessiné. Dans cet album, la tension du genre et la mélancolie du fado se complètent à merveille. À mesure que Fernando replonge dans ses souvenirs et recouvre une conscience politique, se condamne-t-il à revivre l’échec qui brisa son couple ? Son ange gardien veille sur lui. Jusqu’au bout du suspense, là où le train l’emmène avec Ana pour débuter sa nouvelle vie, Fernando a de fortes chances d’entendre la saudade résonner dans son âme après sa journée de consultations.
* : voir les articles de synthèse publiés sur le site de Cases d’Histoire ces derniers mois, Les Brigades internationales de la Guerre d’Espagne, vues par les BD publiées en France – La Retirada et l’exil après la Guerre d’Espagne, à travers les BD publiées en France – Les photoreporters pendant la Guerre d’Espagne, panorama en bande dessinée.
** : Pereira prétend, de Pierre-Henry Gomont, éditions Sarbacane, 2016, prix 2017 de la BD historique de Blois, dont le scénario voisine avec celui de Barral, et pour cause : ils sont tous deux nés du roman éponyme d’Antonio Tabbuchi, paru en 1994. Les années de dictature salazariste sont aussi évoquées en filigrane dans Maria et Salazar, de Robin Walter, éditions Des Ronds dans l’O, collection « Les témoins racontent l’Histoire », 2017. Il s’agit là plus d’un témoignage sur l’immigration portugaise de masse, notamment vers la France, qui a découlé du passage à la dictature salazariste.
*** : Une mise au point complète sur cette PIDE par Fernando Pereira Marques est à lire ICI. Par ailleurs, voir un témoignage paru dans la presse française au sujet de la pratique de la torture par privation de sommeil dans L’Express. En fin d’ouvrage, Nicolas Barral invite ses lecteurs à approfondir leurs connaissances en consultant le travail magistral de l’historienne Irène Pimentel, chercheuse à l’Institut d’histoire contemporaine de l’université nouvelle de Lisbonne, auteur d’une thèse sur l’histoire de la police politique portugaise entre 1945 et 1974.
**** : Le candidat présenté par l’Union Nationale, seul parti politique autorisé, est élu avec quasiment 76% des voix. Son adversaire, officiellement sans étiquette, mais soutenu faute de mieux par toutes les forces d’opposition, obtient 24% des suffrages. Il meurt assassiné cinq ans plus tard par la PIDE.
Sur un air de Fado. Nicolas Barral (scénario et dessin). Dargaud. 160 pages. 22,50 euros.
Les dix premières planches :