Tank Man, place Tiananmen, l’inconnu le plus célèbre de la fin du XXe siècle
1989 est l’année clef de la fin du XXe siècle. Si en Europe la chute du mur de Berlin annonce la fin du bloc communiste, de la guerre froide et de l’URSS elle-même, en Chine, les grandes manifestations annonciatrices d’un renouveau démocratique s’achèvent dans un bain de sang, le 4 juin sur la place Tiananmen. Le régime bloque immédiatement la plupart des images de ces jours tragiques. Il laisse pourtant fuiter une image : une photographie iconique qui s’impose dans le monde entier : celle d’un civil désarmé bloquant une colonne de chars. Un symbole puissant, l’homme de l’année assurément.
La collection “L’Homme de l’année” aux éditions Delcourt entend mettre en lumière des hommes anonymes, héros ou salauds, qui ont été au cœur d’événements marquants pour notre mémoire collective. Ainsi ce n’est pas Jules César ou Che Guevara qui sont au centre de l’intrigue des albums mais un Romain qui veut venger le dictateur en -44 et le soldat qui tue le révolutionnaire argentin en 1967. De la même manière, les scénaristes se sont intéressés à l’actrice allemande qui incarne le mythique robot du film Métropolis en 1927 et à la jeune femme qui sert de modèle à Bartholdi pour la Statue de la Liberté en 1886. Le seizième titre de la série, réalisé par Jean-Pierre Pécau et Gin, est l’illustration parfaite de ce concept : personne ne représente mieux l’année 1989 que Tank Man, l’inconnu capable d’arrêter une colonne de chars en plein cœur du Pékin révolté.
L’Homme de l’année 1989 est fort bien construit autour du dialogue tendu entre une survivante du massacre des étudiants opposés au régime au printemps 1989 et un ancien dirigeant de la police politique du gouvernement communiste. Nous sommes en 1999, dix ans après les événements du Printemps de Pékin. Lee Lang revient pour la première fois dans son pays après un exil en Australie. Elle est convoquée dans une maison traditionnelle du vieux Pékin par un vieil apparatchik surnommé l’Ombre jaune. Sheng, l’ancien chef des services secrets du Parti est très malade. Avant de mourir, il attend de sa rencontre avec la jeune femme des éclaircissements sur les événements de la place Tiananmen à l’issue desquels son fils unique a disparu.
Les échanges entre l’exilée et l’ancien compagnon de Mao Zedong permettent d’évoquer les cinquante dernières années de la République populaire de Chine. Sheng ayant toujours été un fidèle serviteur du régime, il est aux premières loges de la meurtrière Révolution culturelle puis de la remise au pas musclée des jeunes Gardes rouges. C’est tout naturellement qu’il prône une extrême fermeté contre les étudiants qui occupent pendant deux mois la plus grande place de la capitale. Fermeté qu’il n’ose avouer regretter quand son fils disparait au début du mois de juin.
C’est une des grandes qualités de la bande dessinée que de proposer des personnages aux caractères complexes. Le dialogue n’en est que plus véhément entre le vieux communiste satisfait d’un régime autoritaire qu’il a docilement servi mais meurtri par l’échec de sa vie intime (une femme morte, reléguée au Laogai, dans un camp de rééducation par le travail et un fils qui l’a renié) et une jeune chinoise exilée en Occident, frustrée de n’avoir pas pu changer son pays et d’avoir sacrifiée son amour de jeunesse à ses convictions politiques.
Ancien enseignant en Histoire, Jean-Pierre Pécau profite de ce dialogue intense pour rappeler les sombres heures des différentes proscriptions communistes depuis 1949. Il apporte aussi un soin minutieux à détailler les quelques jours de la répression de l’armée contre les manifestants de la place Tiananmen à partir du 4 juin 1989. Le scénariste a bien travaillé ses sources, forcément lacunaires car le régime communiste impose une terrible censure sur ces événements. Ainsi, il est difficile de chiffrer le nombre de victimes de l’armée : entre 241 selon les autorités à plus de 10 000 morts selon les estimations des occidentaux. Cette censure est plus que jamais en place aujourd’hui. Un auteur reconnu de bande dessinée me narrait lors du dernier Festival d’Angoulême ses démêlés avec la censure chinoise pour les traductions de ses œuvres. Il est par exemple impossible aujourd’hui de publier un livre, y compris donc une bande dessinée, sur l’islam ou les musulmans à l’heure de l’étouffement de la révolte des Ouïgours dans la province du Xinjiang.
Ce tome 16 est un des plus réussis de la collection « L’Homme de l’année ». Le dessin réaliste du dessinateur serbe Gin rehaussé des couleurs de Scarlett permet une immersion réussie dans le Pékin du siècle dernier. L’album permet d’humaniser l’image iconique de Tank Man, cet homme anonyme tenant deux sacs plastiques qui, immobile, arrête une colonne de 17 chars. Symbole de la résistance passive du peuple chinois à un pouvoir autoritaire non démocratique, l’homme a ensuite disparu des radars médiatiques. Arrêté et exécuté par la police ou retourné à un anonymat sécurisant, le mystère reste entier.
* : Vous pourrez utilement compléter vos connaissances sur le sujet à la lecture d’un autre album de bande dessinée : TianAnMen 1989. Nos espoirs brisés, témoignage de Lun Zhang, l’un des étudiants chinois présents en juin 1989, coécrit avec Adrien Gombeaud et mis en images par Améziane (avril 2019, coédité par Le Seuil et Delcourt).
L’Homme de l’année T16 1989. Jean-Pierre Pécau (scénario). Gin (dessin). Scarlett (couleurs). Delcourt. 64 pages. 15,50 euros
TianAnMen 1989. Nos espoirs brisés. Lun Zhang et Adrien Gombeaud (scénario). Améziane (dessin). Delcourt/Seuil. 112 pages. 17,95 euros
Les 5 premières planches :