Tocqueville, vers un nouveau monde : de la civilisation en Amérique du Nord en 1831
Par deux ouvrages vite reconnus et encensés (De la démocratie en Amérique publié en 1835 et 1840, l’Ancien régime et la Révolution publié en 1854), Tocqueville a profondément marqué les sciences sociales et n’a cessé d’influencer la pensée historique moderne des deux côtés de l’Atlantique. Mais c’est une œuvre posthume, Quinze jours dans le désert*, qui a inspiré le jeune scénariste et dessinateur Kévin Bazot. Dans Tocqueville, vers un nouveau monde, il adapte le récit du voyage que le penseur et son ami Gustave de Beaumont effectuent dans l’état du Michigan l’été 1831. Mettant sa plume agile au service d’une acuité prometteuse, Tocqueville décrit l’implacable essor d’une civilisation bâtie par les plus matérialistes sur le dos des plus idéalistes, dans une Nature somptueuse en passe d’être apprivoisée.
Né dans une famille aristocratique et légitimiste normande quelques mois après le sacre de Napoléon Ier, Alexis de Tocqueville a de solides prédispositions pour les études. Cette tête bien pleine obtient son baccalauréat à 18 ans, sa licence de droit à 21 et se voit nommé, à 22 ans, juge au tribunal de Versailles en 1827. Les Trois Glorieuses en juillet 1830 dévient la trajectoire d’une carrière qui s’annonçait toute tracée. Pour prendre quelques distances avec le nouveau roi Louis-Philippe Ier, issu de la régicide branche orléaniste, il part en mission officielle avec son ami Gustave de Beaumont pour enquêter in situ sur le système carcéral états-unien.
Tous deux débarquent enthousiastes à New York en mai 1831. En marge de leur travail, dont ils tireront un mémoire (Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France), les deux jeunes aristocrates organisent pendant l’été une excursion vers un « désert », c’est-à-dire un front pionnier du territoire de l’Amérique qui caracole à marche forcée vers la civilisation et le progrès. Ils jettent leur dévolu sur l’état du Michigan. Au hasard d’une conversation, ils définissent même un objectif précis : Saginaw (à 200 km au nord-ouest de Detroit, et 30 km au sud-ouest des rives du lac Huron). Pourquoi cette destination ? Parce que sa poignée de cabanes marque une limite extrême du peuplement, qu’elle est donc la porte d’entrée vers le grand ouest sauvage que nos deux aventuriers brûlent d’explorer. Tout à la fois ébloui, sidéré mais sans jamais se départir de son sens inné de l’analyse, Tocqueville raconte dans son journal de voyage ces Quinze jours dans le désert. En élaguant intelligemment ce récit sans trahir le message tocquevillien, Kévin Bazot bâtit un scénario fluide et rythmé, qui fait la part belle aux paysages, aux rencontres et à l’introspection.
Que découvrent nos deux aventuriers ? D’abord une nature grandiose, pacifique et silencieuse à peine trouée de temps à autre par un petit lac « comme une nappe d’argent ». Puis la forêt se fait plus sombre, plus hostile, impénétrable. Les sentiers s’estompent, les repères s’évanouissent, le « spectacle d’une forêt vierge » s’impose. Au plus fort de ce dérèglement sensoriel, « une sorte de terreur religieuse » s’empare des âmes dans cette cathédrale végétale où les notions d’infinité et d’éternité se confondent. Mais Tocqueville et son acolyte ne cherchent ni à se rapprocher de Dieu ni à fuir les hommes, bien au contraire.
Ce n’est pas la Nature que nos deux explorateurs cherchent à étudier. L’heure n’est plus à la découverte de terres nouvelles sur le continent américain. Notre bel esprit du XIXe siècle, précurseur de la sociologie politique, veut observer les gens et les sociétés engendrées par la mise en valeur des fabuleuses richesses foncières et minières des États-Unis. Indiens de diverses tribus, migrants d’origines française ou britannique, « bois brûlés » (métis canado-indiens), guides, trappeurs, fermiers, fonctionnaires, boutiquiers, aubergistes : Tocqueville et Beaumont les croisent tout au long de leur parcours, de Buffalo à Saginaw, en passant par Detroit et Pontiac. Partout, leur présence et leurs activités taraudent les grands espaces boisés. Mais point de paysan dans le lot : aucun de ceux qui décident de cultiver la terre n’y a vu le jour. Aucun d’eux ne peut revendiquer son lopin autrement qu’en brandissant un titre de propriété. Tocqueville a trouvé la formule percutante : ils sont tous nomades, qu’ils soient des chasseurs en quête de gibier, des prospecteurs assoiffés d’or ou de simples farmers prêts à dépasser la frontière invisible qui les conduirait vers des terres plus fertiles et des gains plus substantiels.
En quelques jours seulement, après avoir constaté avec quelle indifférence est traité un Indien en danger de mort, Tocqueville comprend les hiérarchies sociales entre grands gagnants de l’essor économique et simples spectateurs spoliés. En quelques formules acérées, il suggère à quelle vitesse inouïe et surtout avec quelle violence larvée cette ruée vers la civilisation s’opère sous ses yeux. Pour appréhender la réalité, il faut se remémorer certains faits : en 1831, Detroit compte 3000 âmes, Pontiac se résume à quelques maisons. Quant à Chicago, elle n’a pas encore d’existence juridique (et compte 350 habitants sur son unique kilomètre carré de superficie en 1833). Pendant que Tocqueville a une pensée pour le premier anniversaire de la révolution libérale de 1830, il assiste à la mise en œuvre d’un irréversible et formidable processus dont la loi du gain est la seule règle admise. Cette conquête de l’Ouest conduira le peuple états-unien jusqu’au Pacifique, le verra construire des villages grossissant à vue d’œil pour devenir des villes puis des mégapoles ; les prairies seront zébrées de barbelés et de voies ferrées ; bientôt triompheront ses valeurs libre-échangistes et individualistes par-delà les océans au tournant du premier conflit mondial.
Tout le monde a en tête l’aphorisme célèbre qui prétend que les États-Unis sont le seul pays à être passé de la sauvagerie à la décadence sans passer par la civilisation. Peu importe à qui revient la paternité de cette acrimonieuse pensée, dont l’inspiration a pu naître de la lecture de ce récit de Tocqueville. En observateur avisé, il acte la naissance d’une « nouvelle race qui trafique de tout sans excepter morale ni religion ». En prophète inspiré, il annonce le crépuscule d’un paradis terrestre.
Adapter le père de la sociologie politique en BD aurait pu relever de la gageure. Pour sa première réalisation, Bazot a néanmoins fait un choix judicieux. Son travail apporte une nouvelle preuve de la grande capacité du neuvième art à tirer certains sujets vers la lumière pour les rendre accessibles. Le jeune auteur nantais confesse volontiers son goût pour les récits d’aventures. Il exprime avec talent mais sans emphase sa convergence de vue avec le penseur, dont les fulgurances sur le devenir de la société états-unienne ne lassent pas de subjuguer. On pourra aussi lui rendre grâce de n’être pas tombé dans le piège de la fable écologiste ou du plaidoyer trop appuyé en faveur des autochtones victimes de la rapacité de l’Homme blanc. Tout juste teinte-t-il sa scène finale de nostalgie et d’une pointe de romantisme quand Tocqueville se montre plus fataliste dans ses écrits.
Ce périple américain de mai 1831 à février 1832 était conçu comme un voyage d’exploration. Il a vite pris une tournure initiatique. Bazot nous montre un Tocqueville quittant Saginaw Bay le cœur empli de mélancolie. Excité qu’il était à l’idée de rencontrer les farouches guerriers Indiens dépeints par Fenimore Cooper, il s’en va pour toujours, à peine consolé d’avoir vu de ses propres yeux les derniers des Mohicans.
* : pour preuve de l’engouement que suscite l’œuvre de Tocqueville outre-Atlantique, on peut la lire en intégralité sur le site Internet de l’UCAQ (Université du Québec à Chicoutimi) à l’adresse suivante : http://classiques.uqac.ca/classiques/De_tocqueville_alexis/de_tocqueville.html
On pourra par exemple prolonger le plaisir de l’album de Bazot en découvrant la suite de l’expédition au Bas-Canada, à l’adresse suivante : http://classiques.uqac.ca/classiques/De_tocqueville_alexis/au_bas_canada/au_bas_canada.html
Tocqueville, vers un nouveau monde. Kevin Bazot (scénario, dessins, couleurs). Casterman. 110 pages. 18 €
Les 5 premières planches :
Et pour approfondir le sujet de la Conquête de l’Ouest américain :