Tomcat, vie et mort d’un avion de combat et de son pilote Kara Hultgreen
Sur la couverture de l’album, telle une cavalière flattant l’encolure de sa monture, une jeune femme souriante, qu’on devine pilote descendue de son cockpit, pose sa main droite sur le flanc de son avion. Romain Hugault et Anastasia Heinzl ont voulu nous montrer les deux héros de ce récit complet : Kara « Revlon » Hultgreen, première femme à devenir pilote de chasse embarquée de la marine américaine et son appareil le célèbre F-14 Tomcat, ainsi que l’indique le titre.
Pourquoi cet avion est-il devenu célèbre ? Pour bien comprendre, il faut remonter aux dernières années de la guerre du Vietnam. Comme toutes les forces armées états-uniennes, la Marine et plus particulièrement l’aviation embarquée américaine subissent le contrecoup du fiasco éprouvé dans ce conflit. Elles vont donc se mettre en recherche d’un avion capable de redorer leur blason. Ce sera le chasseur embarqué F-14 Tomcat (chat sauvage) de chez Grumman. Entré en service en 1974, cet appareil possède des caractéristiques révolutionnaires : biplace et biréacteur supersonique (Mach 2,34), des ailes pivotantes déployées aux basses vitesses et complètement repliées à l’allure maximum, un radar de haute précision et un équipement électronique de pointe ainsi qu’un armement de plusieurs missiles air-air Phoenix (voir photos ci-dessous). Tout ça lui permet de remplir au mieux sa mission de protection des porte-avions nucléaires, sur lesquels il peut apponter. Mais il possède aussi des faiblesses, à savoir un manque de fiabilité de ses réacteurs et un coût très important de sa maintenance. Tout ça lui donne une supériorité importante sur les autres avions de son époque, surtout les appareils soviétiques, face auxquels il est censé l’emporter.
Mais les aléas de l’Histoire font que cet affrontement n’a jamais réellement eu lieu, à part des accrochages en 1981 avec des appareils libyens de fabrication soviétique en Méditerranée (voir plus bas). Finalement, il est déclassé en 2006. Et en fait, ce ne sont pas ses exploits militaires, mais cinématographiques qui rendent le F-14 mondialement connu *. Dans le domaine de l’aéronautique militaire, il est le symbole de l’état d’esprit de l’Amérique reaganienne des années 1980 ayant définitivement tourné la page du Vietnam.
Dans la préface de l’album, Romain Hugault, né en 1979 et fils d’un pilote de l’Armée de l’air, explique les raisons personnelles qu’il a « de dessiner l’avion de [s]on enfance, le Tomcat ». A ceci s’ajoute le fait éminemment symbolique pour lui du décès de sa mère en 2022, « aux commandes de son avion lors d’un tragique accident au moment de l’atterrissage », comme Kara Hultgreen, l’héroïne de l’album.
Tel un personnage humain qui reverrait toute sa vie pendant les quelques secondes précédant un accident mortel, le F-14 de Kara Hultgreen est le narrateur de l’histoire. Entre l’introduction et la conclusion, qui mettent en scène le crash tragique du 25 octobre 1994 lors d’un exercice d’appontage sur le porte-avions Abraham Lincoln, l’avion revient sur sa « vie » d’avant l’accident : construction, première sortie et première affectation. Il détaille ensuite les combats des F-14 contre des chasseurs libyens les 18 et 19 août 1981 en Méditerranée, dans le golfe de Syrte sur la côte libyenne. Kadhafi ayant décrété un changement des limites des eaux internationales entre Tripoli et Benghazi, il en résulte deux jours d’affrontements entre avions des deux camps. Si le 18 août les choses en restent à des provocations, le lendemain, les F-14 américains abattent deux chasseurs libyens. C’est cet engagement aérien qui fournit la matière du fameux film Top Gun.
Sorti en salle le 16 mai 1986, ce film mythique récolte 344 millions de dollars de recette, faisant de Tom Cruise une star mondiale et dopant le recrutement de la Navy (dont Kara Hultgreen). Comme pour la bande dessinée, il est difficile de dire qui est le héros central du film, du pilote ou de l’avion. La projection de ce film en septembre 1986 à Austin au Texas ouvre la seconde partie de l’opus, consacrée à Kara Hultgreen, que le spectacle de Top Gun pousse à devenir « Maverick » **.
Née le 5 octobre 1965 à Greenwich dans le Connecticut, cette étudiante diplômée en 1987 de l’Université du Texas à Austin s’est spécialisée dans l’ingénierie aérospatiale. Brevetée pilote en août 1989, elle connaît un véritable parcours d’obstacles pour réaliser son rêve de devenir pilote de combat, d’autant plus qu’elle doit attendre que la fameuse loi de 1948 interdisant aux femmes les unités de combat ne soit plus en vigueur. En janvier 1991, le « scandale Tailhook » *** rebat les cartes et les choses changent. Le 28 avril 1993, durant la présidence de Bill Clinton, le secrétaire à la Défense Les Aspin obtient l’abrogation de la loi.
Ceci permet à Kara de faire son stage à « Top Gun », l’école de combat aérien de la Navy, à partir de juin 1993. A peine un an plus tard, l’accident mortel du 25 octobre 1994 où avion-narrateur et héroïne disparaissent, ferme la boucle du récit.
Suit alors, comme une troisième partie de cet opus, un dossier documentaire rassemblant des croquis techniques, des mises au point et différent dessins du F-14 par Romain Hugault. Une occasion supplémentaire d’admirer le talent du dessinateur pour représenter les avions, dans un album écrit avec Anastasia Heinzl où l’on se prend à s’attacher à un F-14, narrateur de l’histoire.
* : le F-14 apparaît dès 1980 dans le film The Final Countdown, intitulé en français Nimitz, retour vers l’enfer, où une tempête électromagnétique renvoie dans le passé le porte-avion nucléaire « Nimitz » le 7 décembre 1941, le jour de l’attaque japonaise sur Pearl Harbour. Il s’agit de l’adaptation du roman homonyme de Martin Caidin.
** : Il faut attendre 36 ans pour pouvoir regarder la suite de Top Gun avec Top Gun Maverick, où dans la dernière partie du film, un vieux F-14 reconditionné permet au pilote de regagner son porte-avions. Mais, que faisait un vieux F-14 dans la base aérienne d’un pays du Moyen Orient ennemi des Etats-Unis ? La réponse est dans Mission ‘Apocalypse’ des Aventures de Buck Danny de Charlier et Bergèse, sorti en 1983.
*** : Le « scandale Tailhook », du nom de l’association de militaires de l’aéronavale, est une affaire d’agressions sexuelles de la part d’officiers de l’US Navy et de l’US Marine corps sur 83 femmes et sept hommes en 1991 à Las Vegas pendant un symposium de l’association.
Tomcat. Anastasia Heinzl et Romain Hugault (scénario). Romain Hugault (dessin et couleurs). Paquet. 62 pages. 17,50 euros.
Les quatre premières planches :