Vann Nath, le peintre des Khmers rouges, le témoignage poignant d’un survivant du génocide cambodgien
Vann Nath, de Matteo Mastragostino et Paolo Castaldi, permet au lecteur néophyte d’appréhender la folie et l’atrocité du génocide cambodgien (1975-1979), par une mise en image subtile de la vie et du témoignage de Vann Nath (1946–2011), peintre, écrivain et défenseur des droits de l’Homme au Cambodge. L’artiste fut en effet l’un des sept survivants du centre S-21, dans lequel 18 000 victimes furent torturées et massacrées pendant les quatre années des Khmers rouges.
En 1978, alors qu’il est encore un tout jeune peintre, Vann Nath est arrêté par les Khmers rouges, accusé de violation du code moral de l’Angkar (parti communiste du Kampuchéa*). Alors qu’il est heureux de la fin de la guerre civile et s’occupe surtout de sa famille, il ne comprend pas ce qui lui est reproché. Il est enfermé à la tristement célèbre prison de Tuol Sleng, plus connue sous le nom de S-21. Il s’agit d’un ancien lycée et de ses abords, transformés en centre d’internement, avec une particularité propre aux régimes totalitaires : tous les détenus sont forcément coupables, et il s’agit alors d’obtenir la confession de leurs crimes, imaginaires si besoin, avec ou sans l’usage de la torture, avant leur inéluctable exécution. Les lieux et les supplices sont minutieusement décrits, non pas par goût morbide d’exhiber l’horrible, mais pour documenter ce que fut la folie de ce régime : enchaînés, affamés, humiliés, frappés, torturés puis exécutés, voilà ce que fut le sort des 18 000 prisonniers de ce centre et au-delà des deux millions de victimes de cette période (ce chiffre ne pouvant être qu’approximatif).
Van Nath est sauvé d’une mort certaine quand Duch, le directeur de la prison, décide d’exploiter son talent pour reproduire en peinture et en très grand format une photographie de Pol Pot, chef du régime khmer. Duch ou Douch (1942-2020) est arrêté en 1999, jugé et condamné à l’incarcération à vie pour meurtre, torture, viol et crimes contre l’humanité. Son procès et le témoignage de Vann Nath sont intégrés dans le récit.
Parce qu’en effet, de la chute du régime khmers (1979) à sa mort, Vann Nath n’a de cesse de témoigner, un devoir de mémoire en hommage aux victimes du régime de Pol Pot. Il le fait à travers ses peintures, en écrivant un livre, en collaborant à un film documentaire (voir “Pour aller plus loin” en bas de page) et bien sûr en collaborant avec la justice de son pays.
C’est pourquoi Vann Nath fonctionne selon le principe du flash-back sans se focaliser uniquement sur l’expérience horrible du centre S-21. Cet ouvrage présente aussi le combat mené par le peintre pour que les crimes de ses bourreaux ne demeurent pas inconnus de tous et en particulier de la jeunesse. Une partie du récit raconte donc son témoignage au procès de Douch et inclut les peintures de Vann Nath – dont on trouve une sélection en fin d’ouvrage – qui montrent le calvaire de tous ceux qui étaient emprisonnés par les Khmers rouges, pour que le monde comprenne et surtout n’oublie pas. « Tous ces fantômes qui ont hanté mes cauchemars pendant des années et qui vivaient dans ces lieux sombres, témoigne-t-il. Je porterai tous ces innocents avec moi et ils me donneront la force de témoigner ».
Au delà de la violence des faits, la force de cet ouvrage vient du travail du scénariste Matteo Mastragostino, qui met face à face exactions du passé et pensées du présent, souvenirs douloureux et désir de justice, mais aussi du dessin de Paolo Castaldi avec l’utilisation de crayonnés et d’aquarelles tout en nuance de gris et dont certains détails sont augmentés par des touches de kaki, de marron ou de rouge, qui viennent atténuer ou au contraire accentuer la violence du témoignage.
On a parfois l’impression d’être face à d’anciennes photos en sépias ou noir et blanc qui ne sont pas sans rappeler celles qui documentent le génocide nazi. Et bien que chaque génocide ait ses caractéristiques on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec celui commis par les nazis et de penser à la célèbre « banalité du mal » d’Hannah Arendt.
* : Le Kampuchéa est le nom khmer donné au Cambodge par les Khmers rouges après leur prise de pouvoir en 1975. Il remplace la république khmère.
Pour aller plus loin :
– Entre 2001 et 2002, Vann Nath travaille avec le cinéaste cambodgien Rithy Panh pour la préparation d’un film documentaire, S21, la machine de mort khmère rouge. Vann Nath est interviewé dans le film mais il interroge aussi ses anciens tortionnaires. En reconnaissance de leur œuvre, Vann Nath et Rithy Panh ont reçu conjointement le titre de docteur honoris causa de l’université Paris-VIII le 24 mai 2011.
– Vann Nath, Dans l’enfer de Tuol Sleng – L’inquisition khmère rouge en mots et en tableaux, traduction de Pascale Haas, Calmann-Lévy, 2008.
– Site en anglais mais avec les principales peintures sur le génocide : Art History Archive et Le Cercle des amis de Vann Nath.
– Funan, film d’animation cambodgien et français de Denis Do, sorti en 2018.
Vann Nath. Matteo Mastragostino (scénario). Paolo Castaldi (dessin). La Boîte à Bulles. 128 pages. 22 euros.
Les dix premières planches :