Varsovie Varsovie : dans l’enfer du ghetto, témoigner pour servir l’Histoire
D’octobre 1939 au printemps 1943, l’historien juif polonais Emanuel Ringelblum, à la tête du collectif Oyneg Shabbes (« Joie du Shabbat »), fait le choix de résister à la barbarie nazie en archivant in situ tous les témoignages sur la vie dans le ghetto de Varsovie. Ces 27 000 pages, retrouvées entre 1946 et 1950, sont désormais classées au patrimoine mondial de l’UNESCO. Elles ont inspiré Didier Zuili qui, dans Varsovie, Varsovie, prolonge le travail de mémoire engagé par Ringelblum. Puissance de l’évocation, éloge de la transmission : quand le 9e art s’empare de l’inexprimable*.
Dès novembre 1940, 400 000 Juifs sont parqués dans le ghetto de Varsovie. Emanuel Ringelblum aurait pu fuir, mais il décide d’y demeurer, en compagnie de sa femme Yeoudith et son fils Ouri, pour accomplir son destin. En tant qu’historien, en tant que Juif, en tant qu’être humain tout simplement, Ringelblum s’assigne deux missions : participer activement à l’Aide sociale juive, une organisation constituée pour aider les gens souffrant de la faim, et servir la cause de l’Histoire en collectant les témoignages des habitants du ghetto sur leur vie quotidienne. Pour accroître leurs chances d’être un jour retrouvées et exploitées, ces archives sont enfermées dans des bidons de lait et des boîtes métalliques puis enterrées dans des caves quelques jours avant la chute et l’écrasement du ghetto, en mai 1943.
Ce projet du groupe Oyneg Shabbes sert de matrice à l’album. Mais plutôt que de s’appuyer sur le propre journal que l’historien juif commence à rédiger dès le début de l’occupation de la Pologne, Zuili a concocté un scénario entremêlant trois destinées : celle de Ringelblum, celle du jeune Jonasz Heller et de sa famille (à travers des extraits du journal qu’il rédige pour contribuer au projet Oyneg Shabbes), et celle d’une jeune rescapée du ghetto, Yentl Perlmann, sauvée par Jonasz après un acte héroïque de ses parents. Seule survivante parmi ces trois protagonistes, c’est donc elle, devenue professeur d’histoire contemporaine aux États-Unis, qui revient à Varsovie en 2017 pour rencontrer des lycéens. On n’aura aucun mal à deviner de quoi Yentl est venue parler : l’horreur quotidienne dans le ghetto, bien sûr, mais aussi l’impérieuse nécessité de transmettre la mémoire et faire que l’œuvre de Ringelblum ne reste pas vaine.
La vie de Jonasz Heller bascule le jour où il se retrouve impliqué par hasard dans la transmission d’un paquet de lettres à destination du couple Ringelblum. Dès lors, il est violemment propulsé dans l’âpre réalité du ghetto. Lui qui le parcourait déjà comme coursier de son grand-père Avram, va découvrir qu’on peut mourir pour quelques navets pourris. Il va aussi chercher à savoir où sont passés ses parents, dont il est sans nouvelles, et prendre peu à peu conscience de l’existence de Pitchipoï. Il va se poser des questions philosophiques, apprendre à jouer de la clarinette « pour éloigner les flammes et les cendres fabriquées par la haine ». Il sent enfin grandir en lui la colère et la haine, d’abord pour son propre cousin qui pense que la seule planche de salut passe par l’enrôlement dans le police du Judenrat**, ensuite pour le chef des SS en personne, Heinrich Himmler.
Pour boucler son scénario, Zuili s’arrange un peu avec l’Histoire, en toute conscience. La visite de Himmler dans le ghetto (qui déclenchera l’ordre de sa liquidation) intervient en janvier 1943, non le 8 mai. De plus, à cette date, le soulèvement du ghetto sous les ordres de l’Organisation des Combattants Juifs et de l’Union Juive Armée est engagé, et plutôt proche de sa fin tragique. Quant au mode opératoire de l’assassinat de Himmler imaginé par Zuili, il fait penser à celui de Heydrich à Prague en mai 1942. Si l’auteur prend quelques libertés avec la réalité, c’est pour évoquer métaphoriquement la résistance armée juive au travers d’un acte spectaculaire – plus facile à mettre en images – et faire entrer en scène Yentl Perlmann, la fille des auteurs de l’attentat, bientôt sauvée par Jonasz. La scène est d’une grande efficacité.
On ne peut pas en dire autant du chapitre final, qui tente d’illustrer des commentaires et réactions de lycéens aux propos de Yentl et aux écrits de Ringelblum, le tout pendant une visite des lieux de mémoire de la révolte du ghetto. Une photographie et un extrait du journal de Ringelblum corroboreraient l’existence de la famille Heller (Avram, Sarah, Jonasz et Shaïa) et de Yentl, fille de résistants morts au combat. Mais le choix scénaristique d’évoquer des actes et des acteurs précis de la révolte heurte les pages précédentes, plus libres d’inspiration. Cette fin un peu confuse contraste d’autant plus avec le dossier pédagogique consacré au ghetto de Varsovie de 1939 à 1943, extrêmement rigoureux quant à lui, rédigé par l’un des meilleurs spécialistes de la question, Georges Bensoussan.
À mesure que tout espoir d’une aide extérieure s’amenuise, d’autres enjeux surgissent dans le ghetto. Le combat quotidien pour la survie se double bientôt d’une lutte farouche pour la Vérité et pour la dignité humaine. En suscitant les témoignages et en les archivant, le projet de Ringelblum fournit à l’Histoire des preuves de la Shoah. Didier Zuili a voulu lui rendre hommage et reprendre le flambeau. Son intention est plus que louable, sa réussite incontestable.
* : Voir la chronique publiée sur Cases d’Histoire le 13 février 2017 et relatant l’exposition en cours au Mémorial de la Shoah, intitulée « Shoah et bande dessinée ».
** : Le Judenrat est un conseil juif mis en place dans les ghettos par les autorités nazies pour déléguer une partie des tâches d’administration. Celui de Varsovie est créé le 3 octobre 1939 et l’ingénieur Adam Czerniakow en est désigné comme chef. Sa mort tragique est évoquée au chapitre 5, lorsqu’il prend conscience de devenir complice de la déportation des enfants.
Varsovie, Varsovie. Didier Zuili (scénario, dessin et couleurs). Marabout. 128 Pages. 17,95€
Les 5 premières planches :