Algériennes, 1954-1962 : après l’émancipation, le temps de la réconciliation ?
Dans cet album centré sur la guerre d’Algérie et ses remous persistants dans les mémoires collectives, Meralli et Deloupy choisissent un angle différent, qui entre en résonance avec l’actualité récente. En racontant « leur » guerre avec cinquante ans de recul, cinq femmes aident à comprendre la complexité de cet événement, loin de se résumer à un affrontement politique de type colonial. Les auteurs mettent aussi l’accent sur la part active tenue par quelques moudjahidates (combattantes) et sur le sort que leur ont réservé leurs compagnons d’armes une fois la victoire acquise.
La guerre d’Algérie n’échappe pas au champ d’investigation de la BD historique*. Cette période se prête à merveille à des récits ou à des chroniques d’acteurs et de témoins happés dans le tourbillon de la décolonisation en marche. Au bout des huit années d’affrontement, l’Histoire retient l’avènement d’une entité politique nouvelle après 132 années de présence française sur les rivages, les plateaux et le désert algériens. Puis vient le temps de la mémoire du conflit, plurielle et kaléidoscopique. Deux générations plus tard, peut-on enfin parler de ce qui s’est vraiment passé dans les douars et les caves de certaines villas d’Alger ? Peut-on lever certains tabous, tant à l’échelle du cercle familial que de la mémoire collective ? Puisque pendant tout ce temps, le silence des hommes a prévalu, les auteurs d’Algériennes donnent la parole à cinq femmes (Lucienne, Saïda, Djamila, Bernadette et Malika), toutes liées par le destin à l’attentat du Milk Bar** du 30 septembre 1956. Soixante ans après les faits, Béatrice, la fille de Lucienne, interroge les souvenirs des unes et des autres sur les deux rives de la Méditerranée.
Béatrice est une enfant d’appelé, son père faisant partie des centaines de milliers de conscrits qui ont effectué leur service militaire en Algérie ou ont été rappelés, en tant que membres de la réserve active, à partir d’avril 1956. À cause de ce rappel des réservistes et de la durée du conflit, rares sont les familles françaises à avoir échappé aux « événements » d’Algérie. Le sort du père de Béatrice illustre bien ce qu’ont vécu de nombreux jeunes hommes entre 1954 et 1962 : arrachement au cocon familial, déracinement, puis, sur le terrain, la peur, l’incompréhension, l’écœurement, la honte face à certains ordres, la folie, la rébellion parfois. Et pour solde de tout compte, des milliers de syndromes post-traumatiques délibérément tus, des hommes murés dans un silence que ni les épouses ni les enfants ne pourront briser. Au-delà des propos teintés de fatalisme de Lucienne, épouse d’appelé, combien de familles minées par ces séquelles invisibles ?
Mieux connu depuis quelques années, le sort des Harkis et de leurs proches est évoqué grâce au récit de Saïda. Exfiltrée in extremis de son village, elle retrouve son mari au moment d’embarquer pour Marseille mais abandonne derrière elle sa grand-mère en pleurs et sa maison au doux parfum de fleurs d’oranger. En France, l’accueil de ceux qui ont fait le choix de combattre dans les rangs de l’armée française n’est pas une préoccupation majeure des autorités. Quelques années après avoir cantonné les réfugiés d’Indochine dans des centres dédiés, les Harkis auront droit, quant à eux, à de véritables camps d’internement (comme à Bias en Lot-et-Garonne ou Bourg-Lastic dans le Puy-de-Dôme). Partout, des conditions de vie atroces, indignes de la fraternité républicaine, puis la solidarité entre femmes, qui entretiennent la vie comme au village et restent dignes et debout dans l’adversité.
Le témoignage de Bernadette est, de tous, le plus original. Cette femme au premier abord acariâtre fait partie des derniers Français pieds-noirs à n’avoir pas opté pour le retour en métropole. Choix courageux à une époque où plane, comme une menace, l’alternative entre « la valise ou le cercueil ». Mais à l’écouter, sa conduite ne relève d’aucune forme d’héroïsme ou de défi : l’Algérie est tout simplement son pays, sa patrie, littéralement la terre où sont inhumés son père, son grand-père, son mari et où sont nés ses enfants. Selon elle, les racines du soulèvement des Algériens contre la France sont plus sociales que culturelles, comme le prouvent son intégration au village et ses liens d’amitiés avec la moudjahidate Djamila.
Reste à savoir si les inégalités palpables entre Français de souche et Français musulmans en novembre 1954 ne seraient pas le résultat des droits différents accordés aux uns et aux autres par leurs statuts. Un raisonnement que les moudjahidates Djamila et Malika n’auront aucun mal à tenir à Béatrice dans le récit de leur guerre, vécue dans les rangs des troupes armées du FLN. Ces deux derniers témoignages, l’un recueilli à Alger et l’autre dans une brasserie parisienne, plongent dans l’horreur et nous remémorent pourquoi les « événements » ont dégénéré en une « sale guerre ». Pour venger son père torturé, et parce que depuis trop longtemps le racisme de certains Pieds-Noirs la heurte, Djamila rejoint la résistance puis le maquis. Assassinats ciblés, délation, traque haletante puis incorporation dans une unité de maquisards deviennent son quotidien. C’est aussi pour Djamila la main tendue d’un Français qui lui sauve la vie et la découverte du sexisme ordinaire de ses chefs du FLN.
Le Mal et le Bien inextricablement mêlés, Malika, la dernière Algérienne rencontrée par Béatrice peut en témoigner. Elle est de toutes les personnes happées dans cette histoire la plus résolue. Si, comme cela est assez probable, Meralli s’est inspiré de Zohra Drif**, Malika est une jeune femme éduquée, nourrie aux idéaux des Lumières et au fait de l’Histoire récente de la France occupée puis libérée du joug nazi. Autant
dire qu’elle n’a aucun mal à franchir le cap pour s’engager dans la lutte armée. Elle subit alors le sort de nombreux résistants, plus intéressants vivants que morts. Identifiée après sa capture, elle est soignée avant d’être minutieusement torturée physiquement et psychologiquement pendant des jours et des nuits.
Et si l’Algérie était un bien commun à tous les hommes et les femmes de bonne volonté, sans distinction de race ou de religion, qui ne demandaient qu’à y vivre dans un esprit de communauté et de partage ? Nombreux sont ceux qui parlent de l’Algérie coloniale comme d’un paradis perdu, d’une terre qui, par la faute ou la paresse de ses élites, a manqué toutes les occasions d’éviter le drame de la guerre. Dans cet album délicat, nos cinq actrices de l’Histoire en mouvement nous livrent un message choral apaisé, ouvrant la voie d’une possible réconciliation. Même s’il ne bouleverse pas la lecture de ce moment d’Histoire compliquée entre l’Algérie et la France, le travail de Meralli et Deloupy fait œuvre de mémoire bien plus utile que de nombreuses commémorations officielles engoncées dans leurs pâles gesticulations.
* voir récemment Gaétan Nocq, Soleil brûlant en Algérie, éditions la Boîte à Bulles, une adaptation du récit d’Alexandre Tikhomiroff, un appelé du contingent français, et une approche plus globale du conflit par Benjamin Stora et Sébastien Vassant, Histoire dessinée de la guerre d’Algérie, éditions du Seuil.
** perpétré le 30 septembre 1956, cet attentat est le fait d’armes majeur du groupe des quatre « poseuses de bombes », parmi lesquelles Zohra Drif, qui a vraisemblablement inspiré à Meralli le personnage de Malika. Cette action, au-delà de son bilan (trois morts, une douzaine de blessés dont des enfants) a engendré une polémique toujours vivace entre Zohra Drif et Danielle Michel-Chich, l’une des survivantes de cet attentat. Thème de la confrontation à distance entre ces deux femmes : quelle cause peut justifier qu’on tue et mutile des enfants ? Quelles limites donner à une guerre dont l’objectif est de libérer son pays de l’occupant ?
Algériennes. Meralli (scénario). Deloupy (dessin et couleurs). Marabulles. 128 pages. 17,95€
Les 5 premières planches :
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[…] Pour en savoir plus lire le billet publié par CAPITAINE KOSACK le 27 mars 2018 sur le site de Cases d’histoire. […]