Bienvenue au Kosovo, une lecture en trompe-l’œil des conflits en ex-Yougoslavie
Il y a vingt ans, le 10 juin 1999, prenait officiellement fin la Guerre du Kosovo. Comme au premier round de la dislocation yougoslave, la Serbie sortait grande perdante du conflit, tant d’un point de vue territorial que diplomatique. Soumis durant plusieurs années à un embargo, le pays cultive toujours une certaine rancœur vis-à-vis de l’OTAN et des États-Unis, accusés d’avoir mis en place un régime mafieux à la tête d’une république autoproclamée dans la province serbe de Kosovo-et-Métochie. Optant pour une approche quasi-documentaire, Bienvenue au Kosovo de Simona Mogavino, Nikola Mirković et Giuseppe Quattrocchi, tente de démêler le vrai du faux dans cette histoire complexe. Mais agite au passage quelques-uns des vieux épouvantails du nationalisme serbe…
Mars 2004. Après avoir passé près de vingt ans en Italie, Dimitri revient dans son pays natal pour l’enterrement de son père. Son périple en train le mène à travers l’ex-Yougoslavie, jusqu’à la ville de Kosovska Mitrovica, dans la province du Kosovo. Au cours de son voyage, Dimitri croise la route de Milan, un Serbe dans la force de l’âge. Originaire de Sarajevo, il a bien connu l’époque de la Yougoslavie, mais aussi la guerre. Il entreprend de lui livrer sa version de l’Histoire… Voici résumé en quelques lignes Bienvenue au Kosovo, un album qui a opté pour une approche délibérément didactique. L’idée est d’expliquer, par le biais de la fiction, les origines des conflits en ex-Yougoslavie ; et pas uniquement au Kosovo, comme le titre pourrait le laisser entendre. La tension dramatique insufflée par la quête du protagoniste – va-t-il ou non arriver à temps pour les obsèques de son paternel ? – ne servant alors qu’à porter le récit. Après tout, pourquoi pas. Les bandes dessinées traitant des guerres d’ex-Yougoslavie sont peu nombreuses, et pour la plupart relativement anciennes. Toutes adoptent – consciemment ou non – le point de vue des vainqueurs ; les clichés sont légions. Quasiment aucune ne s’est intéressée à la situation de la région des Balkans lors de ces vingt dernières années. Comme si, à part la guerre, il n’y avait rien à raconter… Du coup, cela laisse le champ libre à des projets comme celui-ci, moins ambitieux d’un point de vue artistique, mais également plus pernicieux.
Dès la couverture, la police de caractère du mot « Kosovo » laisse planer un premier doute pour qui connaît un peu la Serbie. Le patronyme d’un des auteurs ne nous est pas non plus inconnu, mais nous y reviendrons plus tard. L’album commence par un cauchemar, alors que Dimitri somnole dans un train en gare de Podgorica, la capitale du Monténégro. Quelques cases plus loin, il fait la rencontre de Milan, dont les souvenirs, présentés sous forme de flash-back, vont ensuite structurer le récit. D’une manière générale, il y a d’ailleurs trop de flash-back dans cet album, puisqu’à ceux de Milan se rajoutent ceux de Dimitri. Ce choix narratif déterminant contribue à la confusion générale qui se dégage du livre.
Du côté des personnages, les auteurs ont choisi l’efficacité. Dimitri est né et a grandi à Kosovska Mitrovica, qui est devenue le symbole du drame kosovare. La ville vit actuellement coupée en deux, seul un pont sur l’Ibar reliant les deux rives. Dimitri est Serbe mais, dans sa jeunesse, son meilleur ami, Kledi, était Albanais. Milan, Serbe de Sarajevo, avait lui épousé une Bosniaque et vivait heureux dans la capitale de la Bosnie-Herzégovine. « Sur mon palier habitaient une famille serbe et une famille croate ; et au premier étage une famille musulmane et une rom », explique-t-il page 21, dans un élan de nostalgie. Comme d’autres Serbes, il a combattu dans les rangs de la nouvelle armée bosniaque ; contre ses frères de sang. D’une certaine façon, Milan et Dimitri sont les parfaits prototypes d’une Yougoslavie fantasmée : pacifiée, multiethnique, libre. Un mythe louable, mais qui a volé en éclat avec la fin de la Guerre froide et le démembrement du régime hérité du titisme.
Malgré ces quelques clichés, et une certaine confusion dans le récit du fait des histoires passées qui se croisent, les auteurs de Bienvenue au Kosovo parviennent à trouver un équilibre dans le ton. Aucune communauté n’est spécifiquement pointée du doigt pour les massacres des guerres de Croatie et de Bosnie. La complexité de la situation politique est mise en évidence, ce qui évite les habituels raccourcis. Le ton se veut apaisant et rassembleur : asseyons-nous autour d’une table, discutons, demandons-nous pardon, et trinquons à la paix retrouvée et à l’honnêteté des braves.
Puis le ton change à partir de la page 32. Le ton change car on ne parle plus de la Croatie ou de la Bosnie-Herzégovine, dossiers classés, mais du Kosovo. Ce qui doit permettre de rapprocher Serbes, Croates, et Bosniaques – finalement présentés comme des frères de sang montés les uns contre les autres par les aléas de l’Histoire… et les États-Unis – ne peut, semble-t-il, pas fonctionner avec les Albanais du Kosovo. Pour rappel, cette province de la Serbie – qui a eu le même statut que le Voïvodine – a déclaré son indépendance le 17 février 2008, après avoir été placée durant neuf ans sous mandat international. Cette indépendance, reconnue par une majorité d’États dans le monde (à l’exception de quelque-uns notables, comme la Russie ou l’Espagne), est toujours refusée par le gouvernement de Belgrade. Ainsi, à la télévision, la carte utilisée lors du bulletin météo continue-t-elle de faire figurer Pristina et le Kosovo comme s’ils faisaient toujours partie intégrante du territoire national serbe. Ce qui n’est plus le cas, de facto, depuis vingt ans. Et depuis vingt ans, la Serbie rumine cette perte jugée inacceptable. Celles et ceux qui connaissent un peu la région peuvent en témoigner. Si l’on y regarde de près, il y a effectivement de quoi, tant les conditions dans lesquelles se sont produits la guerre, l’occupation militaire de l’OTAN, puis le processus d’indépendance, sont controversés.
Aujourd’hui, et même si la version officielle lacunaire prévaut en Occident, cette situation devrait être discutée. A condition toutefois que l’on évite les arguments fallacieux. Les mêmes arguments avancés, par exemple, par le père de Dimitri (pages 22 et 23), et qui ressortent facilement dans les discussions in situ, dès lors que les esprits s’échauffent un peu. Des arguments qui n’ont plus rien de pacifique, ni de rassembleur, et encore moins d’objectif. « Nous, les Serbes, avons combattu les Turcs pendant cinq siècles et stoppé leur conquête de l’Europe » : c’est très exagéré ; « nous nous sommes dressés devant Hitler, et nous l’avons vaincu » : les partisans de Tito oui, mais c’est plus compliqué pour les Tchetniks… ; « la province méridionale du Kosovo, vieille de plusieurs siècles, berceau de la chrétienté orthodoxe » : berceau de l’orthodoxie, certes, mais uniquement de l’église autocéphale… serbe ; sans compter que le territoire du Kosovo n’a pas toujours été serbe.
Plus loin (p. 34 et 35), c’est Milan qui pète les plombs, sous couvert d’avoir trop tapé dans la bouteille de rakija : « Avant la guerre, il y a eu une véritable machination propagandiste. Mais seulement de la part de certains… Les Serbes, mon garçon, ont une mentalité différente. Nous faisons notre devoir et c’est tout ! » ; ou encore : « L’OTAN a massacré la Yougoslavie… Et nous a tous opposé les uns aux autres ». Mais le pire est encore à venir : « Dire que la Serbie est l’unique responsable des guerre balkaniques, c’est déformer la réalité ; c’est une escroquerie, un mensonge imposé par les vainqueurs pour culpabiliser ceux qui, légitimement, au nom d’une Yougoslavie unie, étaient opposés à ces mouvements indépendantistes dirigés et financés par les USA ! ». Ou comment justifier les pires massacres, en confondant dangereusement nationalisme serbe et yougoslave, au nom de la défense d’une Yougoslavie qui avait pourtant depuis longtemps été sacrifiée par les nationalistes sur l’autel de la Grande Serbie.
Même si elles sont diluées dans une dramaturgie pleine de pathos, ces phrases n’en restent pas moins des éléments de langage classiques des défenseurs d’un Kosovo serbe, dont fait partie Nikola Mirković, le co-scénariste de Bienvenue au Kosovo. Citoyen franco-serbe, Nikola Mirković claironne à qui veut bien l’entendre avoir été bouclier humain contre les bombes de l’OTAN sur les ponts de Belgrade, en 1999 ; ce dont peuvent se prévaloir des dizaines de milliers de Serbes à l’époque… Il revendique beaucoup moins son appartenance, au début des années 2000, à plusieurs groupes de rock identitaire français, notamment Elendil. Il affectionne alors le pseudonyme Nikky Starr. Nikola Mirković a également été membre du Mouvement national de la jeunesse (MNJ), branche jeunesse du MNR de Bruno Mégret. Il est le co-fondateur de l’association Solidarité Kosovo, qui « vient en aide aux Serbes et aux minorités du Kosovo et de la Métochie depuis 2005 », intervenant « sur l’un des territoires les plus pauvres et les plus dangereux d’Europe ». Cette association est présidée par Arnaud Gouillon, militant d’extrême-droite marié à une Serbe, et ancien candidat du Bloc identitaire à la présidentielle française de 2012 (avant de retirer sa candidature fin 2011).
Nikola Mirković est par ailleurs l’auteur du livre Le Martyre du Kosovo, qui évoque l’histoire de la province, selon le point de vue très romancé du nationalisme serbe. Dans cet essai, il dénonce également la version officielle de la Guerre du Kosovo et ses conséquences, notamment l’indépendance du pays. Pour Mirković, si l’éclatement de la Yougoslavie est regrettable, c’est néanmoins un fait. La situation est en revanche totalement différente pour le Kosovo, qui n’aurait, selon lui, aucune raison légitime de ne pas rester dans le giron serbe. Si ce n’est celle, pour la majorité albanaise, de ne pas le souhaiter… Dans ses écrits comme dans Bienvenue au Kosovo, Nikola Mirković nie aux Albanais le droit d’exprimer leur nationalisme ; là où celui du peuple serbe est, paradoxalement, sans cesse glorifié et justifié.
Il présente également les Albanais sous un jour particulièrement peu flatteur, si ce n’est le personnage de Kledi. Violeurs, meurtriers, trafiquants, mafieux : les actions des Albanais sont presque toujours négatives et particulièrement évocatrices. Sans compter que la fin de l’album se déroule durant les émeutes anti-serbes des 17 et 18 mars 2004, durant lesquelles plus de 500 maisons ont été incendiées et plus de 4 000 personnes chassées de leur domicile et jetées sur les routes de l’exode. Si la référence historique est authentique – et effectivement très largement omise dans les médias occidentaux –, elle arrive en apothéose sordide d’une séquence particulièrement à charge contre la communauté albanaise. De là à y voir une tentative propagandiste, il n’y a qu’un pas que nous franchissons allégrement…
A la fin de Bienvenue au Kosovo, le narrateur écrit une phrase très juste : « De nombreuses personnes deviennent des assassins parce qu’elles pensent que des événements passés leur en donne le droit… Ainsi justifie-t-on les guerres et les massacres : […] en prenant n’importe quel prétexte pour se justifier et se sentir en paix avec sa conscience ». Si cette affirmation prend tout son sens pour les guerres de Croatie et de Bosnie-Herzégovine, elle vaut également pour le conflit au Kosovo, où l’appartenance d’une région des Balkans à un état médiéval disparu au XIVe siècle, conduit encore et toujours un peuple entier à revendiquer l’impossible. Le paradoxe est d’ailleurs flagrant jusqu’au bout de ce livre, puisque le narrateur écrit encore (p.58) : « Je suis Serbe et fier de l’être. Je me battrai pour ma patrie et la foi chrétienne jusqu’à la mort », avant de s’interroger, sans qu’à aucun moment cela ne lui semble contradictoire : « Pourquoi nous les peuples de l’ex-Yougoslavie devons-nous vivre en opposition ? ». Certainement encore un coup du grand Satan…
Bienvenue au Kosovo. Simona Mogavino et Nikola Mirković (scénario) et Giuseppe Quattrocchi (dessin). Éditions du Rocher. 56 pages. 14,90 euros.
Les 5 premières planches :