Cinq branches de coton noir : Stars and Stripes et quête égalitaire pendant la Seconde Guerre mondiale
Ni arbre ni champ derrière ce titre délicat, mais une fable édifiante signée Cuzor et Sente, qui résonne comme un préambule aux luttes bientôt conduites par Malcom X et le révérend Luther King. En reliant habilement deux moments forts de l’histoire états-unienne (1776 et 1944), cet album rappelle comment, dès les origines, les Afro-américains ont été privés de cette Liberté que l’Oncle Sam s’évertue pourtant à répandre dans le monde, en assumant sans complexe ses inégalités civiques internes.
Le 4 juillet 1776, le Congrès des futurs États-Unis proclame solennellement l’indépendance. Cette déclaration jette les fondements d’une nouvelle entité politique, bâtie sur le désir d’émancipation de la tutelle britannique, jugée oppressante. Dès leur genèse, les États-Unis inscrivent donc la Liberté dans leur corpus idéologique. Mais, au contraire de la France à la même époque, les inégalités socio-juridiques au sein de leur population ne leur procurent aucune gêne éthique. La Liberté, telle que l’envisagent Jefferson, Franklin ou Paine, se conçoit alors en référence au droit de cité antique, et ne s’encombre guère du concept récent de liberté naturelle défendu par le chevalier de Jaucourt dans l’Encyclopédie. Chaque avancée vers l’avènement des États-Unis, jusqu’à la promulgation de leur constitution en 1787, omet donc sciemment de s’attaquer à la question des esclaves noirs. Cette discrimination fondamentale sert de point de départ au scénario d’Yves Sente. En puisant dans la légende de Betsy Ross*, l’auteur imagine comment Angela Brown, la servante noire de la nièce de George Washington, va tout en même temps honorer la mémoire de ses deux frères tués par un propriétaire blanc raciste et servir la cause de son peuple.
Mais pour aussi beau qu’il soit, ce geste ne s’élève pas encore à hauteur du symbole. Angela l’a néanmoins tiré de l’anonymat en le racontant dans son journal intime, objet grâce auquel Yves Sente va bâtir un scénario traversant les époques et transformer ce geste solitaire en une cause et ce drapeau exceptionnel en une bannière de la Liberté et de l’Égalité.
En juin 1944, au Saint Augustine’s college de Raleigh (Caroline du Nord), la jeune Johanna Bolton suit le cours d’Histoire dispensé par le professeur Clarke, membre du NAACP**. Ses parents ont jadis eux aussi milité dans ce mouvement et sont morts sous les coups du Ku Klux Klan. Son frère Lincoln s’est engagé dans l’US Army, mais au travers de leur correspondance, Johanna réalise que le Victory Program lancé par Roosevelt en janvier 1942 ne fera pas progresser la cause des colored people. En effet, déployée sur les fronts asiatique, africain et européen, l’armée états-unienne a recruté des volontaires sans restriction mais cantonnent ses troupes noires à des tâches subalternes, comme celle dévolue aux 2e classes Johnson, Conor et Bolton – le frère de Johanna – au début de cet album. Avides d’action, ils n’essuient que des refus outrés de leurs officiers blancs. Le 320e bataillon de ballons de barrage anti-aérien, exclusivement composé de GI’s noirs, aura beau s’illustrer lors de l’opération Overlord, il est l’exception qui confirme la règle, celle d’une ségrégation qui déploie ses tentacules jusque dans les rangs des combattants pour la libération du monde. Cruel paradoxe. Comme si l’éventualité d’en faire des héros morts pour la Patrie risquait d’entacher la bannière étoilée.
Dans cet album à lire comme une fable, il faut l’intercession magique d’une fée, qui se nomme ici Camilia Brown. En mourant d’épuisement pour l’effort de guerre dans l’usine d’armement de Durham, près de Raleigh, elle laisse à sa nièce Johanna une modeste demeure. Sur place, l’étudiante en Histoire se sent irrésistiblement attirée par un vieux coffre trônant au centre du salon. Dans ce coffre, un étui à violon. Dans cet étui, le journal intime d’une certaine Angela Brown, daté de 1777. Dans ce journal, l’incroyable révélation du geste extraordinaire de sa lointaine aïeule. Tout va alors très vite. Les réseaux du NAACP s’activent et par le truchement d’un sénateur influent dans l’état-major, une incroyable mission est échafaudée, en résonance avec l’acte d’Angela. Ce drapeau à forte valeur patriotique ayant été dérobé par un mercenaire hessois en 1776, puis ballotté entre Cologne et finalement Paris depuis 1938, il va s’agir de le récupérer pour le remettre en mains propres au président Roosevelt. Investis de cette mission abracadabrantesque, son frère Lincoln et ses compagnons Tom Conor et Aaron Johnson sont tous trois incorporés dans un bataillon du Monuments Fine Arts and Archives section. Sous le commandement du lieutenant Perryt, ils deviennent donc des Monuments Men et débutent une quête héroïque, qui va bientôt prendre des allures d’épopée.
La dernière partie de cette aventure a pour décor la France sur la voie de sa libération. Parachutés en Normandie, les membres de ce commando très spécial goûtent aux joies de la vraie guerre : combats acharnés pour la reprise de Saint-Lô et surtout bataille des Ardennes (décembre 1944), ultime tentative des divisions blindées du Reich pour briser l’inexorable avancée des Alliés vers Berlin. Steve Cuzor, dont les albums successifs témoignent de l’imprégnation états-unienne, trouve ici un nouveau terrain pour exprimer son talent. À ce moment de l’album, difficile de ne pas percevoir l’empreinte hollywoodienne sur le scénario de Sente, entre odyssée éblouissante à la soldat Ryan et violence théâtralisée d’Inglorious bastards. Ces clins d’œil au cinéma et le propos de l’album éclairent aussi la présence d’un Sammy Davis Jr sous les traits du 2e classe Conor, dans un rôle autobiographique.
Mais si les références sont nombreuses, les auteurs ont fait le choix d’une fin originale et tragique pour leur fable. En plaçant en exergue de leur album la célébrissime citation du pasteur Luther King, ils veulent rappeler que la lutte pour l’égalité des droits civiques se poursuit, et qu’elle sera encore semée d’embûches. Les étoiles de coton noir s’effaceront, alors, devant des cônes de coton blanc, portés par des suprématistes assumant “courageusement” leurs actes sous de sinistres cagoules.
* Betsy Ross est la veuve de John Ross, un tapissier de Philadelphie mort en janvier 1776 alors qu’il accomplissait sa période de service dans la milice de Pennsylvanie. La légende prétend que George Washington, qui est aussi l’oncle du tapissier, ait confié à sa veuve Betsy la fabrication du premier Stars and Stripes, à l’origine orné des treize bandes rouges et blanches horizontales et de treize étoiles à cinq branches disposées en cercle dans le coin supérieur gauche. Mais ce drapeau ne voit en réalité le jour que le 26 juin 1777. Qui plus est, au début du mois de juillet 1776, Washington ne se trouve pas à Philadelphie mais à New York où il s’apprête à livrer bataille.
** La National Association for the Advancement of Colored People est fondée en 1909, à l’initiative notamment de William Edward Burghardt Du Bois, dit W.E.B. Du Bois, l’un des tout premiers intellectuels noirs. Cette association entend faire respecter l’égalité des droits civiques, ce qui revient le plus souvent à lutter contre les discriminations raciales dont sont victimes les « gens de couleur » dans la société états-unienne.
Cinq branches de coton noir. Yves Sente (scénario). Steve Cuzor (dessin). Meephe Versaevel (couleurs). Dupuis. 176 pages. 24€
Les 5 premières planches :