Congo blanc : amour, intrigue et décadence de la domination coloniale belge
Avec Congo blanc, les Éditions Daniel Maghen proposent une réédition luxueuse des histoires publiées dans la revue (À Suivre) par le duo Éric Warnauts et Guy Raives, qui se déroulent à la fin de la domination coloniale belge sur le Congo, dans une atmosphère de fin de règne.
Forte de sa double identité française et wallonne, la prestigieuse revue (À Suivre) de Casterman a accueilli nombre de talents belges, dont le duo Warnauts-Raives. Les deux hommes ont 27 ans lorsqu’ils proposent en 1987 au rédacteur en chef d’(À Suivre) Jean-Paul Mougin l’histoire de Congo 40, qui forme le premier – et le plus long – des trois récits regroupés dans cette nouvelle édition. Éric Warnauts rappelle dans sa préface que Mougin les reçoit « les pieds sur le bureau » (une habitude chez lui) et donne son accord pour une publication dans la revue à l’été 1987. Congo 40 est « le roman chaud de l’été » qui fait la une du n°115 : la couverture appâte le lecteur avec la poitrine dénudée d’Élisa, cette femme noire au caractère rebelle au service de Vincent, jeune homme arrogant qui occupe le poste d’agronome de district, grâce à ses liens d’amitié avec un propriétaire influent de la région, Louis Leloup.
Si Congo 40 joue la double carte de l’érotisme complaisant (avec un male gaze prononcé assez coutumier dans cette revue qui publie également Manara) et de l’exotisme, le récit met également en scène la domination coloniale belge, avec son racisme et sa violence systémique. Loin des yeux de la métropole belge – occupée par l’Allemagne nazie pendant la guerre, moment où se déroule l’essentiel de Congo 40 – et même de la capitale coloniale Léopoldville, les administrateurs coloniaux de Mungi intriguent et se livrent à des comportements déviants, tel cet homme qui met en jeu sa femme durant une partie de poker. L’histoire tourne ainsi autour de la découverte par Vincent d’un secret de la colonie qui concerne Laurence, la petite-fille du grand propriétaire Louis Leloup.
Loin de Tintin au Congo, le duo Warnauts-Raives reconstitue dans les trois histoires de Congo blanc les déchirements et la décadence morale de cette communauté de colons qui domine une population qu’elle méprise et qu’elle violente pour des profits économiques somme toute modestes. Le relâchement des mœurs en situation coloniale, permis par l’éloignement géographique des femmes des colons, et la domination sexuelle sur les colonisés – qui va du viol à l’entretien de maîtresses noires placées dans une situation de détresse économique – sont des éléments désormais bien connus dans l’historiographie. La constitution de couples mixtes, abordé dans les deux derniers récits de l’anthologie, Fleurs d’ébène et Congo blanc, constitue un élément central de cette histoire coloniale : nombre d’hommes européens voient les colonies comme un « Eden sexuel » et considèrent la sexualité des colonisés comme « bestiale » et « primitive », ce qui constitue un facteur d’attirance*, que montrent bien les récits de Warnauts-Raives. Jean, le policier blanc qui mène l’enquête dans Fleurs d’ébène, s’encanaille ainsi dans les bars du quartier noir de Léopoldville quand Louis, personnage au centre de Congo blanc, est partagé entre sa femme et sa maîtresse noire à la veille de l’indépendance du Congo en 1960.
La mise en scène du Congo belge, qui plus est en évoquant le sujet de la sexualité, est novateur dans la bande dessinée belge, peu prompte jusqu’alors à questionner le sujet brûlant de la colonisation : rappelons que Tintin au Congo a été discrètement retiré des librairies au début des années soixante, au moment où l’ancienne colonie du roi Léopold prend son indépendance. Vingt-sept ans plus tard, la colonisation peut à nouveau être abordée, sous le voile de l’exotisme.
Le territoire congolais est d’abord la propriété personnelle du roi des Belges Léopold II, qui fait reconnaître son autorité personnelle lors de la conférence de Berlin en 1885. Ce statut spécifique empêche tout contrôle de l’autorité royale par le Parlement. La politique léopoldienne au Congo se caractérise par sa grande violence, même à l’échelle de la domination coloniale de l’époque – en témoigne « l’affaire des mains coupées » – afin de tirer le maximum de bénéfices économiques de l’exploitation de la colonie par des entreprises liées au roi, essentiellement de l’ivoire et du caoutchouc **. Cette violence suscite une réprobation à l’international, notamment de la part de la Grande-Bretagne. Le roi finit par léguer par testament sa colonie à l’État belge, qui prend officiellement en 1908 le contrôle du Congo belge. Si le niveau de violence baisse quelque peu, l’exploitation du territoire se poursuit, et la discrimination perdure, notamment sur le plan géographique : les Congolais n’ont ainsi pas accès aux centre des principales villes, une ségrégation spatiale dont témoigne en particulier Fleurs d’ébène.
Les histoires de Congo blanc s’intéressent à la fin de ce système colonial inique, et à ses conséquences sur les hommes blancs. Ces derniers, très attachés à une région où ils ont passé l’essentiel de leur vie, sont confrontés à la nécessité de partir lorsque le pays prend son indépendance, sûrs de n’avoir aucun avenir dans un Congo libéré de la domination belge. Fleurs d’ébène s’avère à cet égard le récit le plus intéressant. Celui-ci est centré sur Jean Leman, inspecteur chargé d’une enquête après la découverte du cadavre d’un homme noir sur la route. Ce cadavre se trouve être celui d’un activiste en faveur de l’indépendance d’ethnie Lulua, et l’enquête montre l’implication de la Sûreté belge dans l’affaire, ce qui met en danger la position de Leman, un homme lui-même pétri de contradictions… Au-delà de l’opposition raciale, le duo Warnauts-Raives donne à voir tout un éventail de situations. La femme de Jean Leman l’a ainsi quitté pour un homme noir doté d’une meilleure situation sociale que lui, quand l’inspecteur forme lui-même son second afin qu’il le remplace après l’indépendance.
Sur le plan graphique, la réédition de Congo blanc bénéfice d’une restauration des couleurs dont on apprécie d’autant plus le résultat que l’album bénéficie d’un papier de qualité et d’un grand format. Les aquarelles du duo Warnauts-Raives reconstituent avec subtilité, par un jeu d’ombres et de dégradés, aussi bien les couleurs de la forêt congolaise que les espaces urbains. Il faut souligner la minutie dans la conception des décors qui, des voitures aux intérieurs, nous plongent dans l’ambiance coloniale des années 1940 et 1950. On s’arrête avec plaisir sur les détails de telle ou telle case. L’élégance du pinceau du duo compense largement certaines scènes aux personnages un peu statiques et figés dans leur expression. Le cahier placé en fin de volume renforce encore le plaisir de la contemplation du dessin. Avec Congo blanc, le lecteur plonge dans les travers d’un système colonial belge finissant. Ces trois récits, qui portent tout de même les stigmates de leur époque – avec un regard très masculin sur les femmes, lesquelles possèdent toutefois une capacité d’initiative –, séduisent par leur mise en scène soignée d’un monde en voie de disparition.
* : Voir par exemple l’ouvrage collectif Sexe, race et colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours, Paris, La Découverte, 2018, qui avait suscité beaucoup de discussion à sa sortie et, sous la direction de Christelle Taraud et Gilles Boëtsch, Sexualités, identités et corps colonisés, Paris, CNRS, 2019.
** : Pierre-Luc Plasman, Léopold II, potentat congolais : l’action royale face à la violence coloniale, Bruxelles, Éditions Racine, 2017.
Congo blanc. Eric Warnauts (scénario, dessin). Raives (dessin, couleurs). Edition Daniel Maghen. 192 pages. 35 euros.