Mauvaises Herbes, l’histoire poignante d’une « femme de réconfort » coréenne
Futuropolis réédite Mauvaises Herbes, le chef d’œuvre de Keum Suk Gendry-Kim. Cet album dense, très remarqué à l’international, reconstitue à partir de ses souvenirs la vie de Lee Oksun, victime de la barbarie de l’armée japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale. Un hommage poignant aux “femmes de réconfort”.
D’abord paru en 2018 dans la collection « Encrages » de Delcourt, Mauvaises Herbes bénéficie d’un nouvel écrin avec cette réédition chez Futuropolis, éditeur des deux derniers albums (L’attente et Demain est un autre jour) de cette autrice sud-coréenne, qui connaît bien la France pour y avoir étudié et résidé plusieurs années. Si l’ouvrage a connu une réception importante à l’international – lauréat du « Best international Book » aux Harvey Awards et du prix « Mejor Comic International » en Espagne, nominé aux Eisner Awards –, sa réception en France a été un peu plus discrète. Cette réédition devrait élargir l’audience et donner un nouveau souffle à cette biographie poignante, qui rend compte sans fard de la question des bien mal-nommées « femmes de réconfort ». Ce terme désigne les adolescentes et jeunes adultes essentiellement coréennes et chinoises – mais aussi malaises et philippines – enlevées à leurs familles et contraintes de se prostituer dans des conditions épouvantables auprès des soldats de l’armée japonaise durant la guerre du Pacifique.
Ce sujet constitue encore aujourd’hui un facteur de tensions dans les relations entre le Japon et la Corée du Sud depuis l’émergence de cette mémoire dans le débat public à partir des années 1990. Traumatisées par cette expérience qui a le plus suivant détruit leur vie – beaucoup de victimes ne retrouvant pas leur famille –, les survivantes se taisent dans les années d’après-guerre, en raison de l’opprobre lié au viol dans une société très patriarcale ou parce qu’elles changent d’identité afin d’essayer de se reconstruire. Au soir de leur vie, certaines femmes comme la militante Kim Hak-sun (1924-1991) qui lance avec d’autres victimes un recours en justice contre le Japon, témoignent de leur expérience, suscitant des articles de presse et des travaux d’historiens *. La question des excuses et des réparations financières dues aux femmes de réconfort devient politique, comme le montre la dernière partie de Mauvaises Herbes, et empoisonne les relations entre les deux pays, le courant « révisionniste » – mené notamment par l’ancien Premier ministre Shinzo Abe – qui refuse de reconnaître la réalité des crimes commis pendant la guerre restant fort au Japon. En donnant la parole à une ancienne « femme de réconfort », Keum Suk Gendry-Kim réalise un geste militant qui montre la terrible réalité derrière l’euphémisme employé pour désigner les victimes.
Keum Suk Gendry-Kim a rencontré Lee Oksun dans la « maison de partage » située à Gwangju (Gyeonggi) dans lequel logent dans les années 1990-2000 les survivantes des crimes de l’armée japonaise, et qui abrite également un musée dédié à cette question. Au fil de l’album, l’autrice met en scène sa rencontre avec l’héroïne de son récit, qui accepte de partager ses souvenirs. Le récit débute par le retour en 1996 de Lee Oksun en Corée du Sud, où elle n’avait plus mis les pieds depuis son enlèvement par l’armée japonaise en 1943. En effet, de nombreuses survivantes ne sont pas rentrées dans leur pays d’origine après-guerre, le plus souvent – comme Lee Oksun – parce qu’elles n’en avaient pas les moyens. N’ayant reçu aucune assistance, considérées comme mortes dans leur pays d’origine, certaines survivantes sont entrées dans une stratégie de survie, et ont tant bien que mal reconstruit leur vie.
Pour présenter sa rencontre avec sa témoin dans la « maison de partage », Keum Suk Gendry-Kim dessine une anecdote frappante (p.41) : Lee Oksun montre la cicatrice laissée sur sa main par un coup de poinçon infligée par sa mère pour la punir d’avoir volé. Ce stigmate associé à des parents qu’elle n’a jamais revu témoigne également d’une enfance placée sous le signe de la misère. Aînée d’une famille pauvre, Lee Oksun se souvient des stratégies de ses parents pour nourrir sa famille, avec des petits boulots harassants, et la faim qui la tiraille au quotidien dans cette Corée des années 1920-1930 colonisée par le Japon et marquée par la misère de la petite paysannerie. Petite fille, Lee Oksun rêve d’aller à l’école pour apprendre à lire, mais se heurte au refus de ses parents qui ont besoin d’elle pour s’occuper de ses cadets. C’est d’ailleurs la misère qui provoque un tournant dans la vie d’Oksun : adolescente, elle quitte la maison familiale avec l’accord de ses parents pour être adoptée par une famille plus aisée, avec la promesse d’aller à l’école. La réalité est moins reluisante : toujours privée d’école, Oksun est maltraitée et considérée comme une bonne à tout faire. C’est cette situation de détresse qui la conduit, quelques mois plus tard, à être enlevée par deux hommes coréens à la solde de l’occupant japonais pour être livrée à l’armée qui la déporte en Chine et la réduit à l’état d’esclave sexuelle.
L’expérience de la déportation en Chine et la condition de « femme de réconfort » qui forme le cœur de l’album est racontée avec beaucoup de finesse par Keum Suk Gendry-Kim. La dessinatrice use d’un noir d’encre et s’appuie sur un contours épais pour représenter ses personnages aux traits simplifiés mais qui s’avèrent très expressifs. Sans édulcorer la tragédie du réel, l’autrice utilise des métaphores graphiques – parfois empruntées au cinéma – pour représenter les scènes les plus violentes. Mauvaises Herbe se refuse ainsi à tout voyeurisme : moment charnière dans la vie de Lee Oksun, le premier viol qu’elle subit ne fait pas l’objet d’une représentation graphique. À la place, la dessinatrice conçoit cinq pages d’un gaufrier entièrement noir duquel seul émerge, sur la première d’entre elles, le visage endolori de Lee Oksun puis, dans la cinquième, les mots terribles de Lee Oksun : « Je n’avais jamais connu d’homme auparavant. Je ne savais rien de la chose. Ils m’ont prise, l’un après l’autre. Le sang ne cessait de couler. C’est ainsi que j’ai perdu ma virginité ». Souvent, la violence est représentée sous la forme de taches noires qui salissent les planches et déforment le décor. On imagine ainsi le regard embué du personnage. Tout au long du récit, le dessin s’arrête sur les paysages – arbres, roseaux, cours d’eau – qui apportent une respiration et un peu de poésie dans un récit émotionnellement chargé.
Ces « paysages états d’âme » sans personnages mais avec des narratifs, rappellent ceux de Park Kun-woong, figure majeure de la bande dessinée historique coréenne. Ce dernier recourt au même procédé narratif dans Massacre au pont de No Gun Ri (2006) et Mémoire d’un frêne (2018) qui reviennent sur les atrocités commises durant la guerre de Corée (1950-1953). Cette proximité n’est pas surprenante : Keum Suk Gendry-Kim connaît bien l’art de son compatriote pour avoir traduit en langue française Massacre au pont de No Gun Ri. Au-delà de ces références, Keum Suk Gendry-Kim comme Park Kun-woong travaillent la mémoire de la Corée du Sud, sans occulter les heures sombres de l’histoire de ce pays. Ce sont des Coréens qui livrent la petite Lee Oksun aux Japonais et l’on comprend en creux que le gouvernement sud-coréen – dictature militaire jusqu’à la démocratisation à la fin des années 1980 – s’est longtemps désintéressé de la question des « femmes de réconfort ».
Enfin, au-delà du récit des années de captivité, la force de Mauvaises Herbes est de poursuivre dans sa dernière partie l’histoire de Lee Oksun après la guerre. En effet, le calvaire se poursuit pour nombre de ces femmes livrées à elles-mêmes dans un pays qu’elles ne connaissent pas. Elles doivent mendier, trouver de petits boulots ou se prostituer pour survivre. Keum Suk Gendry-Kim rend là hommage à la ténacité de sa témoin – visiblement dotée d’une solide constitution physique – qui a appris à lire sur le tard et a reconstruit une vie modeste en Chine.
Album de référence sur le sujet des femmes dites « de réconfort », Mauvaises Herbes utilise la force narrative du témoignage pour mettre des visages sur les crimes commis par l’armée japonaise durant la guerre du Pacifique, et contribue à la construction d’une mémoire collective sur cette question toujours sensible.
* Par exemple : Yoshimi Yoshiaki, Comfort Women. Sexual Slavery in the Japanese Military During World War II, Columbia University Press, 2002.
Mauvaises Herbes. Keum Suk Gendry-Kim (scénario et dessin). Futuropolis. 488 pages. 30 euros.
Les quinze premières pages :