Fin de la route au Tibet pour Jonathan, sur La Piste de Yeshé, entre espoir et nostalgie
Il y a comme ça des résurgences. Vingt ans après sa dernière aventure au Tibet (La saveur du Songrong), le plus célèbre motard de la BD revient sur les routes et les pistes du Pays des neiges pour la dernière fois. Certes, comme son auteur, les traits de son visage se sont accusés et ont été envahis par les rides. Mais l’amnésique endeuillé de Saïcha, le protecteur de Drolma, l’amoureux de Kate, l’amant de la colonelle Lan, est toujours là, dans un éternel vagabondage de planche en planche, d’album en album. Or en fait, c’est à beaucoup plus que vingt ans en arrière que remontent les différents flashbacks et évocations voire clins d’œil qui émaillent cet opus. Car, pour mieux boucler le cycle de l’existence de Jonathan, Cosey nous remet en mémoire un certain nombre d’évènements et de protagonistes constitutifs de la saga du vagabond. Au premier rang de ces personnages, il y a Drolma, qui avait disparu des aventures de Jonathan depuis le tome 6 Douniacha, il y a longtemps. Elle tient une place fondamentale dans ce nouvel album, qui est donc, dans l’espace et dans le temps, un cheminement sur La piste de Yéshé.
En 1975, le jeune auteur suisse Bernard Cosendai dit Cosey sort dans le journal Tintin le premier épisode d’une série dont le héros éponyme se prénomme Jonathan et ressemble furieusement au dessinateur. Helvète comme lui, il part pour le Népal afin de retrouver Saïcha, son amour de jeunesse, réfugiée tibétaine en Suisse repartie à Katmandou pour tenter de rentrer au Tibet. Frappé d’amnésie partielle aux pieds de l’Himalaya, Jonathan est interné dans une clinique psychiatrique népalaise. Il s’en enfuit pour retrouver sa mémoire en pénétrant clandestinement au Tibet. De 1977 à 1983, Cosey déroule les aventures de son héros à raison d’un ou deux albums par an jusqu’à Neal et Sylvester. Jonathan s’envole ensuite vers les USA et ne revient au Tibet qu’en 1997 dans Celui qui mène les fleuves à la mer et sa suite La saveur du Songrong en 2001. Puis Jonathan continue de voyager, en Birmanie, au Japon et dans le sud de l’Inde. Il nous revient vingt ans plus tard avec La piste de Yéshé.
Evitons tout d’abord une confusion possible. En tibétain, le mot Yéshé, [ཡེ་ཤེས་] signifie « sagesse, connaissance primordiale ». C’est aussi un prénom très répandu au Pays des neiges. Seulement ici, ce n’est pas un nom de personne, mais un nom de lieu : Yéshé Gompa, (= le couvent de la sagesse) un « monastère perdu, loin de tout » (p.12-13). Au fur et à mesure de l’album, on découvre pourquoi Jonathan, au lieu de rentrer en Suisse, s’est lancé en moto sur les chemins du Tibet : il a reçu une lettre de Drolma lui fixant rendez-vous à Yéshé Gompa. Cosey aurait pu intituler son opus « en attendant Drolma » car c’est ce que va faire Jonathan, arrivé le premier au monastère (p.13) et y apprenant que Drolma ne le rejoindra pas avant trois mois (p.14-15). Un peu par la force des choses, Jonathan va partager les activités de la communauté monastique, de la même façon que Gifford à Chõd Gompa dans Le Bouddha d’azur, tome I.
Jonathan est même mêlé à une intrigue destinée à empêcher le pouvoir chinois, les « libérateurs », d’étendre leur influence. Ceci mérite une explication. La plupart des grands maîtres du Bouddhisme tibétain sont des « tulkous », des réincarnations annoncées, comme dans le film de Bertolucci Little Buddha. Les dirigeants de Pékin s’efforcent de contrôler les processus de repérage de ces réincarnations, afin d’avoir des tulkous « à leurs ordres » (p.23). Ce fut le cas pour l’affaire du onzième Panchen-lama (1989-1996), controverse entre le Dalaï Lama et le gouvernement de Pékin. C’est ce qui risque d’arriver après le décès de l’actuel Dalaï Lama.
Ces péripéties se mêlent pour Jonathan à des flashbacks, comme les évocations de Saïcha la jeune tibétaine, que Jonathan, amoureux depuis l’enfance, est venu retrouver au Pays des neiges. Comme l’indique la couverture, Jonathan regarde dans le rétroviseur. La mise en parallèle de ces souvenirs dans le premier et le dix-septième album de la série, permet de voir l’évolution du graphisme du dessinateur. En 2021, dans La piste de Yéshé (p.33-34 et 48-49), Saïcha est traitée graphiquement, tant pour son visage que son habillement, de façon beaucoup plus réaliste qu’en 1977 dans Souviens toi Jonathan, (p.36-45). Le trait de l’auteur a beaucoup évolué, ainsi que sa connaissance de la culture tibétaine.
Il y a aussi des clins d’œil dont voici un exemple : à la page 51, la vieille Pema demande à Jonathan quelles sont ses motivations en décidant de rester à Yéshé Gompa tout l’hiver et elle lui parle de lévitation. Ne peut-on pas voir dans ce propos, une allusion à la dernière planche de Tintin au Tibet, où l’on voit au loin la silhouette de Foudre bénie, le moine lévitant « voleter de-ci, de-là au dessus du monastère » de Khor Biyong ? Surtout quand on sait qu’Hergé a rajouté ce détail dans l’album en 1960, alors qu’il n’y était pas lors la parution dans le journal Tintin en 1959.
On peut aussi constater que Cosey « réécrit » certaines images qu’il a déjà utilisées dans les aventures antérieures de son héros. C’est le cas pour une scène qui faisait la couverture du tome 3 Pieds nus sous les Rhododendrons et la première case de la page 28 de La piste de Yéshé. Le cadrage de l’image et la posture du personnage sont identiques, même si Drolma n’apparait pas à la fenêtre. Certes, il y a des différences. La cellule de Yéshé Gompa est mieux meublée que la cabane du village de Purang. Là, au mur derrière Jonathan, il y avait une thangka de Tchenrézi (la divinité de la compassion) alors qu’à Yéshé Gompa, c’est un mandala tout simple. La lampe à beurre, qui éclaire la scène était plus grande à Purang. Mais, peut-on imaginer que cette coïncidence n’en est pas une, et qu’encore une fois – même si les circonstances diffèrent – le lien s’établit entre Drolma et Jonathan qui l’attend ?
Et ce n’est qu’à la fin de l’album qu’on comprend pourquoi Cosey a choisi d’appeler Yéshé (la sagesse) le lieu de rencontre de Jonathan et Drolma page 52. Sur la piste de la sagesse, il y a donc aussi un cheminement spirituel à réaliser, une nature profonde à dévoiler, c’est ce que dit Drolma, qui a finalement rejoint Jonathan à Yéshé Gompa.
En toute dernière analyse, on pourrait estimer que La piste de Yéshé est, en quelque sorte, une méditation où, dans l’esprit de Jonathan, s’entrechoquent librement le passé, le présent et l’avenir au rythme des pensées qui se succèdent, générées selon les circonstances. C’est pourquoi cet opus ne suit pas un déroulement scénaristique linéaire dans le temps et dans l’espace et c’est ce qui en fait toute la richesse. Il est cependant impossible de détailler ici tous ces trésors et on ne peut qu’encourager chacun à aller les découvrir le plus vite possible.
Jonathan T17 La Piste de Yéshé. Cosey (scénario, dessin et couleurs). Le Lombard. 56 pages. 12,45 euros
Les 10 premières planches :