Fritz Haber, la science au service des horreurs de la Grande Guerre
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La vie du chimiste allemand Fritz Haber est fascinante. Né en 1868, le savant trouve au tournant du XXe siècle à la fois reconnaissance et richesse en développant le procédé de synthèse de l’ammoniac. L’innovation est de taille car le composé chimique sert notamment à créer des engrais synthétiques, et donc à favoriser la production agricole. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il reçoit le prix Nobel de chimie de l’année 1918, une récompense pourtant boycottée par les alliés. Car Fritz Haber n’a pas utilisé ses compétences en chimie uniquement pour des raisons pacifiques. Pendant la Grande Guerre, il fait clairement partie du camp des bellicistes et signe le 4 octobre 1914 le Manifeste des 93, un texte rédigé pour soutenir Guillaume II et l’Allemagne, réfuter les accusations portées contre l’armée allemande pour son comportement en Belgique, et approuvé par 93 intellectuels allemands. Mais Fritz Haber va beaucoup plus loin que ses confrères. Il participe en effet activement à la mise au point de gaz de combat à base de chlore, employé pour la première fois en avril 1915 à Ypres. Le savant pense que cette arme va pouvoir mettre un terme rapide au conflit et donner la victoire à son pays. Il s’oppose ainsi à sa femme, chimiste elle aussi, qui ne comprend pas que la science soit utilisée à des fins aussi criminelles. C’est d’ailleurs la raison principale qui la pousse au suicide en 1915.
A ce fil rouge historique et scientifique qui structure Fritz Haber, David Vandermeulen en ajoute un autre, tout aussi important, qui concerne la judéité du chimiste. Issu de la petite bourgeoisie juive allemande, Haber décide en 1893 de se convertir au luthéranisme, probablement avec l’espoir de meilleures perspectives professionnelles. Cette conversion ne l’empêche toutefois pas d’être démis de sa fonction de directeur du Kaiser-Wilhelm Institut en 1933, comme tous les autres Juifs de la fonction publique. Il n’échappera pas à l’obligation de fuir l’Allemagne, comme son ami Albert Einstein, dont il est resté proche malgré des opinions politiques très divergentes. Ainsi, David Vandermeulen centre autant son récit sur la farouche énergie de Haber à mettre au point les gaz de combat que sur les efforts du chimiste Chaim Weizmann à concrétiser l’établissement d’un foyer national juif en Palestine à travers la déclaration Balfour de 1917. Pour représenter ces événements majeurs du début du XXe siècle, David Vandermeulen plonge le lecteur dans une ambiance qui rappelle le cinéma muet de l’époque, avec des couleurs dans les teintes sépia, l’absence de bulles (les dialogues sont relégués en bas de case) et des vignettes de transition imitant les cartons noirs cinématographiques. Le résultat graphique est étonnant, rehaussé par le fait que le dessinateur réalise ses couleurs en utilisant des aquarelles à l’eau de javel. Une parfaite mise en abimes du destin du chimiste qui donne aux personnages une apparence spectrale pleine de sens. L’action fait ainsi clairement partie du passé, comme un mauvais souvenir, et dans le même temps elle est dramatisée, plaçant au centre du récit les enjeux énormes qui en découlent. Par toutes ces caractéristiques, Fritz Haber est bien une série majeure du 9e art.
Fritz Haber T1 L’esprit du temps. David Vandermeulen (scénario, dessin et couleurs). Delcourt. 145 pages. 17,95€
Fritz Haber T2 Les héros . David Vandermeulen (scénario, dessin et couleurs). Delcourt. 145 pages. 17,95€
Fritz Haber T3 Un vautour, c’est déjà presque un aigle…. David Vandermeulen (scénario, dessin et couleurs). Delcourt. 145 pages. 17,95€
Fritz Haber T4 Des choses à venir. David Vandermeulen (scénario, dessin et couleurs). Delcourt. 160 pages. 18,95€