Insulaires, petites histoires de Groix : chroniques et légendes du « caillou » breton
Dans les années 1960, les grands-parents de Prosperi Buri acquièrent, sur l’île de Groix, un ancien débit de boisson dont ils font leur résidence secondaire. Presque trois générations plus tard, ses galons de Groisillon cousus sur la marinière, Buri a fait le tour des 15 km² du « caillou » et entendu les grands mythes et petites anecdotes locales racontées par les Insulaires. En quelques strips au ton décalé, ou dans des séquences plus érudites, il nous restitue ces Petites histoires dans son dernier album. Suivez le guide…
Dès la couverture, fortement inspirée des albums de Jules Verne édités par Hetzel, le ton est donné. Sur l’île de Groix, il y a du vent, parfois tempétueux, des marins-pêcheurs, des femmes et quelques débits de boisson qui attendent le retour des hommes partis en mer sur leurs fières embarcations, bref le décor et les ingrédients pour que naissent des rumeurs et des légendes. Pour ne pas paraître grandiloquent, Prosperi Buri a décidé de faire débarquer le lecteur sur Groix dans les pas de Roger Gicquel, qui consacra une émission à l’île en 1994. Cette séquence au ton résolument comique, ainsi que la dernière de l’album, intitulée la Montgolfière*, sont les seules à se départir du ton général de l’œuvre, à savoir un véritable guide du Groix pittoresque, brassant traditions locales ancrées dans la nuit des temps, mythologie propre à toutes les sociétés recroquevillées sur leur insularité et choc récent de l’adaptation au tourisme de masse.
Située à une douzaine de kilomètres des côtes et à peine à 20 km de Lorient, l’île de Groix a vécu le sort de toutes ses semblables au cours du XXe siècle. Cette métamorphose souvent douloureuse pour l’amour-propre des vrais insulaires donne à notre auteur l’occasion de se livrer à un véritable travail d’historien, de sociologue voire d’ethnologue sous couvert de nous renseigner avec l’acuité de l’autochtone sur les sites
incontournables de l’île.
Comme toutes ses sœurs armoricaines et celtiques, Groix a vu un beau jour débarquer l’homme, en l’occurrence saint Tudy, sur une barque de pierre. On ne sait ni pourquoi ni comment ces embarcations primitives se sont redressées puis piquées dans le sol pour devenir des mégalithes. Mais quelques siècles de domination chrétienne n’ont pas manqué de façonner tout un pan de la culture locale, jusque dans sa
toponymie. Le diable a trouvé son repaire, plus exactement son trou. Plus terrifiante que le Malin, une autre créature monstrueuse hante les rivages de l’île depuis des lustres. Il était donc une fois la Korrigez (prononcez « djèze »), une sirène aux dents de berniques, à la queue de merlu et aux seins énormes se nourrissant exclusivement des enfants trimballés dans leur couffin par de jeunes mères imprudentes venues
cueillir les fameux treumouchs**. De monstres mangeurs d’enfants, les mythologies n’en manquent pas. Mais Buri se fait ethnologue et nous régale en dévoilant peu à peu les dessous de cette légende groisillonne. Dans cette histoire où tout semble accabler des jeunes femmes coupables d’un péché de gourmandise, il faut peut-être voir les traces d’un autre péché… et l’œuvre ardente d’autres pêcheurs !
Ces quelques considérations alternent avec d’autres, plus historiques. De par sa situation face au port de Lorient, Groix a rapidement basculé dans l’orbite de la Compagnie des Indes, fondée par Colbert en 1666. Le trafic maritime qui fluctuait au rythme des seules campagnes de pêche s’est accru, le recrutement un peu forcé des équipages parmi les marins de l’île aussi. La présence de navires marchands, et de leurs
prédateurs anglais, hollandais ou espagnols a tantôt servi, tantôt desservi les insulaires. Usant de la vieille tactique des naufrageurs, consistant à allumer des feux sur les plages les soirs de tempête pour égarer les équipages et faire échouer leurs navires, les habitants ont pu récupérer du bois de chauffage et délaisser les traditionnelles bouses séchées. Ces mêmes habitants ne pouvaient rien, à leur grand dam, lorsque leur minuscule « caillou » servait de déversoir à quarantaine pour les marins de la Compagnie des Indes. Les épidémies de dysenterie ont ainsi souvent ravagé l’île, celle de 1777 notamment, qui nous est racontée avec force détails cliniques par Buri via le journal d’un certain docteur Galleux, personnage imaginaire incarnant à lui seul deux médecins de marine dépêchés sur place à l’époque.
Il reste enfin une dernière approche, celle que Buri tend au lecteur comme un miroir. Sachant que la population sédentaire de l’île atteint aujourd’hui 2200 habitants, qu’elle décuple l’été, et que le « caillou » est une destination privilégiée pour de courtes excursions dès que la météo le permet, difficile de passer sous silence les mutations socio-économiques du dernier demi-siècle, toutes liées à l’essor du tourisme de masse. Port-Tudy n’est plus le point de départ des héroïques pêcheurs au thon du XIXe siècle, mais le sas par lequel se déverse chaque saison la horde de ceux que les autochtones ont aimablement surnommé les doryphores (l’analogie avec la période de l’Occupation se passe de commentaire). Là encore, Buri ne tombe pas dans le cliché de la critique facile et rappelle qu’avant de toiser (gentiment) leurs aimables visiteurs, les Groisillons se toisaient… entre eux. Longtemps, le mépris de classe des habitants de Primetur à l’Est s’est exercé sur ceux de Piwisy, à l’Ouest. Entre propriétaires de bonnes terres ou armateurs d’un côté, et simples matelots ou métayers de l’autre, on ne se fréquentait guère. Ajoutez à cette ségrégation quelques penchants avérés pour l’alcool et vous aurez peut-être un commencement d’explication au taux anormal de mortalité sur l’île.
Décidément, sous son allure de petit guide décalé, cet album de Prosperi Buri ravira autant l’amoureux des îles armoricaines que le passionné d’Histoire. En cas d’escale sur le « caillou », ce dernier se sentira peut-être un peu moins doryphore que ses congénères et, qui sait, après une visite à l’Écomusée, un selfie devant le Trou du Diable et une dégustation de treumouchs, il finira par trouver du charme aux blockhaus !
* Cette dernière histoire est en fait l’adaptation et la transplantation sur l’île de Groix d’une nouvelle de l’auteur irlandais Flann O’Brien. Dans ses notes en fin d’album, Buri estime que cette nouvelle résolument absurde écrite en 1967 a toute sa place sur Groix, sans pour autant qu’il soit fait mention des spécificités évoquées par ailleurs dans le reste de son album.
** Appelés aussi pouces-pieds ou pieds de cochons, ces treumouchs sont des crustacés marins à pédoncule charnu et court, qui vivent fixés aux rochers battus par les vagues.
Insulaires – Petites histoires de Groix. Prosperi Buri (scénario & dessin). Warum. 110 pages. 18 €
Les 5 premières planches :