Kurusan, le samouraï noir : un esclave africain devient guerrier noble dans le Japon de la fin du XVIe siècle.
Le Japon des samouraïs, c’est dans ce pays déchiré par les guerres civiles durant la période dite « des provinces en guerre », que se déroulent à la fin du XVIe siècle les aventures d’un homme qui va passer de la condition d’esclave à celle de bushi (guerrier noble) et samouraï d’un puissant prince à la conquête du pouvoir. Comment une telle ascension sociale est-elle possible dans une société féodale et guerrière, aux coutumes extrêmement rigides ? C’est à découvrir cette destinée hors du commun, mais historiquement attestée, que nous invitent Thierry Gloris et Emiliano Zarcone dans une série dont le premier tome est sorti en janvier 2021 chez Delcourt.
Ce n’est que très récemment que le tracé de vie de Kurusan Yasuke a été mis en lumière par des chercheurs de plusieurs nationalités, tant en Afrique qu’au Japon ou en Europe. Car ce personnage était un oublié de l’Histoire, qui a perdu jusqu’à son vrai nom. Il n’était connu que par quelques sources japonaises, mais aussi par des témoignages européens, comme celui du jésuite François Solier (1558-1638), auteur d’une Histoire ecclésiastique des isles et royaumes du Japon (Paris, 1627-1629). Voici le passage de ce livre qui décrit l’arrivée au Japon de cet esclave noir : « Or avoit le père Alexandre mené avec soy des Indes un valet More, aussi noir que sont les Ethiopiens de la Guinée, mais natif du Mozambic, & de ceux qu’on nomme Cafres, habitans vers le Cap de Bonne espéra[n]ce. Soudain qu’il fut arrivé chez nous, toute la ville courut pour le voir. Le père Organtin le mena à Nobunaga, qui lui fit grand feste, & ne pouvoit croire que ceste couleur fut naturelle, ains tenoit qu’on l’avoit fait ainsi peindre pour plaisir. Mais apres l’avoir fait despoüiller tout nud jusques à la ceinture, & mieux examiné le tout, il recogneut la verité, puis assigna jour au Père Alexandre pour l’entretenir ».
Oda Nobunaga (1534-1582) est un daimyo, le seigneur d’une province, ici celle d’Owari. Entre 1551 et 1582, il conquiert plusieurs autres provinces devenant ainsi le premier unificateur du Japon, en proie jusqu’alors à d’interminables luttes de clans. Sur la carte ci-dessous, le territoire qu’il contrôle à la fin de sa vie, est en grisé.
C’est dans cet environnement historique complexe que Thierry Gloris et Emiliano Zarcone font commencer leur album, qui est une mise en scène du peu que nous savons sur Kurusan Yasuke. Dans l’archipel nippon, débarque donc d’un vaisseau occidental un missionnaire jésuite, accompagné d’un colossal esclave africain, Joseph.
Celui-ci déclenche l’étonnement des Japonais et surtout l’intérêt de Nobunaga. Le grand seigneur force le jésuite à lui céder cet esclave si étrange à ses yeux (p.11). Puis ce nouveau maître, dont on connaît l’anticonformisme avéré, est sans doute émerveillé par la force et l’intelligence de ce serviteur inhabituel. Il développe une relation particulière avec lui et lui fait apprendre les coutumes et la langue nipponnes par une dame de la noblesse (p.13).
C’est ainsi qu’on lui donne le nom de Kurusan (“monsieur noir”) et le prénom de Yasuke (p.20).
Dans un premier temps le daimyo le fait combattre avec des sumos. Un peu plus tard, Yasuke a l’occasion de sauver la vie de Nobunaga, attaqué par des shinobis (ancien nom des ninjas) (p.35-37).
Le daimyo a en effet de nombreux ennemis, qui veulent sa perte, car il s’est lancé à la conquête du pouvoir suprême le shogunat, afin d’unifier le Japon. Pour remercier Yasuke, Nobunaga le confie à son ancien sensei (“maître”, “professeur”) à charge pour ce dernier d’en faire un bushi (“guerrier”) (p.39).
Et pour que Yasuke puisse s’entrainer, les deux hommes s’isolent dans la montagne (p. 43-52). Car la guerre civile reprend de plus belle et les assassinats, escarmouches et batailles se multiplient. À la fin de l’album, mission accomplie, le sensei ramène Yasuke à Nobunaga.
On se laisse facilement capter par ce récit de l’esclave devenant chevalier féodal. Cette aventure d’un non-nippon intégré comme samouraï n’est pas sans rappeler le roman et la série télé de James Clavell Shogun (1980) avec Richard Chamberlain et Toshiro Mifume dans le rôle de Toranaga, personnage fictif de daimyo, très proche de celui de Nobunaga. Dans la série télé où elle est incarnée par Yoko Shimada, Mariko est comme dans l’album le prénom du personnage fictif de la noble dame chargée par ordre de son daimyo d’enseigner au héros les coutumes et la langue japonaises.
Un autre rapprochement est à faire entre une scène du film Le dernier samourai (2003) d’Edward Zwick, où le héros américain reçoit le conseil de « non penser » lors de son difficile apprentissage de l’art du sabre et une scène identique à la page 46 de l’album.
Certaines scènes du tome 1 de Kurusan rappellent également une autre bande dessinée se déroulant dans le Japon des samouraïs. A la page 16 du Trésor des étas, le tome 2 de Kogaratsu par Bosse et Michetz (sorti chez Dupuis en 1986), comme dans la page 14 de Kurusan, deux samouraïs s’affrontent pour savoir quelle arme est la plus efficace : l’arc long japonais ou l’arme à feu occidentale.
Quant aux assassins shinobis (ou ninjas), qui tentent de tuer Nobunaga (p. 35-37), ils évoquent par leur nom, la série L’ombre des Shinobis de Runberg et Zhifeng, sortie chez Glénat en 2014 et 2017.
Une petite rectification page 5 : un Jésuite n’appartient pas à « l’ordre jésuite », mais à la Compagnie de Jésus.
Il existe même une estampe de cette époque représentant le véritable Nobunaga avec un jésuite :
Une agréable trouvaille de cet album : le trombinoscope des personnages japonais au revers de la page de garde de l’album, ce qui permet de les reconnaître et de les suivre tout au long des aventures de Nobunaga et Yasuke.
En résumé, on ne peut qu’encourager le tandem Gloris – Zarcone à continuer dans la voie qu’ils ont empruntée afin de nous livrer, dans les tomes à venir, la suite de cette passionnante histoire pleine de rebondissements et bien restituée dans son contexte culturel et historique. Avec cette bande dessinée de fiction, ils participent de façon originale au courant d’idées qui vise à faire connaître le destin exceptionnel de Kurusan Yasuke, servi par sa force et son intelligence.
Kurusan, le samouraï noir T1 Yasuke. Thierry Gloris (scénario). Emiliano Zarcone (dessin). Delcourt. 56 pages. 14,95 euros.
Les 5 premières planches :