La Bombe, les clefs du cheminement jusqu’à Hiroshima
Avec La Bombe, Didier Alcante, Laurent-Frédéric Bollée et Denis Rodier signent un remarquable documentaire sur la mise au point de la première bombe atomique. Un petit bijou de narration, de documentation et d’émotion qui s’inscrit déjà comme une des meilleures bandes dessinées historiques de l’année 2020.
Certes, la commémoration des 75 ans des explosions atomiques d’Hiroshima et Nagasaki était propice à la création d’une bande dessinée sur le sujet. Mais l’ambition du projet – un volume de 472 pages sur la mise au point de la première bombe atomique – pouvait paraître démesurée, voire imprudente, au premier abord. D’une part parce qu’un documentaire d’une telle épaisseur, même en bande dessinée, a de fortes chances d’être indigeste. D’autre part parce que tout un chacun a l’impression de connaître suffisamment de détails de la course à la bombe (le projet Manhattan, Einstein et Oppenheimer, Enola Gay et Little Boy, Hiroshima et Nagasaki). Mais Didier Alcante n’a pas tenu compte de ces préventions, ce livre répondant à une intime nécessité.
En 1981, le futur scénariste passe un mois au Japon avec sa famille, son père géographe y étant parti six mois grâce à une bourse. La visite du Mémorial de la Paix à Hiroshima est un choc absolu pour le garçon. Les reconstitutions, les photos, les dessins d’époque, et cette trace noire imprimée sur les marches d’une banque, souvenir macabre d’un être humain désintégré par la chaleur de l’explosion, traumatisent le jeune Didier. Il ne cessera alors de se documenter sur le sujet et y retournera même en 1997 en voyage de noces pour faire ressentir l’indicible à son épouse. Aidé au scénario par Laurent-Frédéric Bollée, dont il apprécie particulièrement le travail, Didier Alcante envoie en 2015 un dossier au principales maisons d’édition. Pratiquement toutes sont intéressées par le projet. Et pour cause.
La Bombe est d’abord une dentelle de narration. Un récit choral de plusieurs acteurs de cette gigantesque entreprise, coiffé par un narrateur étonnant, à la fois neutre et tout puissant, l’uranium ! Cet artifice permet à l’intrigue, chronologique, de se développer sans lourdeur, la variété des personnages multipliant les points de vue. Les scènes courtes, nerveuses, achèvent de rendre la lecture digeste. Avec une telle construction, on pourrait craindre de se perdre dans la montagne d’informations amassée par l’épais volume. Il n’en est rien. A aucun moment le récit ne perd en fluidité. Et même s’il on sait comment l’histoire se termine, on est accroché du début à la fin par le destin des personnages. Il est temps au passage de souligner la qualité du dessin de Denis Rodier, dont le style qui rappelle les comics participe au dynamisme général de l’album. Le découpage, la composition des images, les attitudes des personnages (qui sont au cœur de la narration), le trait souple, l’encrage onctueux, tout contribue à fluidifier la lecture. Garder ce niveau de dessin sur autant de pages est simplement époustouflant.
Bien sûr, l’épaisseur du volume fait que chaque lecteur apprendra des choses sur la course à la bombe A, qui met aux prises les Etats-Unis, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’URSS et le Japon. Mais l’autre grande qualité de La Bombe est d’aller plus loin qu’une simple description, année par année, des grandes étapes de la mise au point de l’arme atomique. L’album propose en effet une analyse fine de cette course contre la montre, éclairant un certain nombre de comportements. On comprend mieux l’intérêt des nazis pour la Norvège (l’épisode de l’eau lourde est il est vrai assez connu du grand public) mais aussi pour la Tchécoslovaquie. On décrypte l’attitude changeante d’Einstein vis à vis de l’arme atomique, le rôle des communistes américains. On prend conscience des coups de chance (avec l’uranium du Katanga par exemple), du gigantisme d’un projet au budget de deux milliards de dollars (impliquant la construction d’une petite ville – Los Alamos -, de plusieurs usines colossales pour produire l’uranium enrichi et le plutonium, et l’emploi de 130 000 personnes), du secret préservé autour du projet Manhattan (le vice-président Truman n’en connaît l’existence que lorsqu’il succède à Roosevelt), de l’expérimentation à leur insu des effets du plutonium sur des cobayes humains aux Etats-Unis.
Toutes ces “révélations” ne surprendront pas l’expert en la matière, mais passionneront le grand public. L’utilisation comme personnage principal de Leó Szilárd, physicien hongrois naturalisé allemand puis américain, visionnaire de l’énergie nucléaire et partie prenante du projet Manhattan, est particulièrement pertinente. Ce proche collègue d’Albert Einstein est en effet une pièce maitresse de la réussite du programme américain, et également un exemple de scientifique terrifié par la puissance de feu inédite qu’il contribuait à atteindre. Cette facette de l’utilisation – ou pas – de l’arme atomique est abordée avec autant de recul que le reste de l’album. Sans jugement (le lecteur pourra le faire à sa guise), les auteurs enchâssent les arguments des uns et des autres, donnant ainsi une vision (forcément) complexe de la situation. L’émotion surgit au moment où la bombe vient d’exploser et où les conséquences directes de cette nouvelle arme destructrice apparaissent une fois le nuage de poussière retombé. On ferme l’album chamboulés, comme sonnés par la masse d’informations emmagasinée et l’empathie pour les dizaines de milliers de morts tués en une fraction de seconde. Ce mélange de sensations, réservées aux meilleures bandes dessinées, et ici parfaitement dosé.
La Bombe. Didier Alcante et Laurent-Frédéric Bollée (scénario). Denis Rodier (dessin). Glénat. 472 pages. 39 euros
Les 30 premières planches :
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