Le Chirurgien de Diên Biên Phu, un médecin anonyme dans l’enfer de l’Indochine
Encore Diên Biên Phu ! Décidément, la BD française sur la Guerre d’Indochine tourne une fois de plus autour de la fameuse cuvette. L’album de Pécau et Davidenko est donc le septième opus sur cette fin dramatique du conflit indochinois. Pour une fois, le titre d’un album dit bien de quoi il retourne, même si l’illustration de couverture un peu grandiloquente prête à confusion. Car il s’agit ici de l’épopée d’un des chirurgiens français qui opérèrent durant la bataille (20 novembre 1953 – 7 mai 1954). Arrivé dans la cuvette trois mois après les premières troupes françaises, le lieutenant médecin Jacques Gindrey exerce son métier de chirurgien sans discontinuer jusqu’à à la chute du camp retranché. Il est alors fait prisonnier par l’Armée populaire du Vietnam. Le Chirurgien de Diên Biên Phu retrace les péripéties qu’a vécues ce chirurgien militaire durant les mois si difficiles de ce fameux siège. Cet homme décédé en février 2021 fut donc à la fois un acteur, un survivant et un témoin de cette tragique histoire.
La première page est un rappel de l’opération « Castor » qui, le 20 novembre 1953, consiste pour les parachutistes français à occuper une petite localité du Haut Tonkin : Diên Biên Phu. Puis se déroule une séquence décrivant la progression en mai 1954 d’une colonne de secours envoyée à la rescousse du camp retranché assiégé. Suit alors en flash-back la narration de la mission du chirurgien Jacques Gindrey à Diên Biên Phu, de son départ de l’hôpital de Hanoï au début de 1954 jusqu’à la reddition du camp retranché le 7 mai de cette même année. Autour du jeune chirurgien, se déroulent les différentes phases de la bataille, depuis le calme trompeur des débuts, puis la première grande attaque vietminh du 13 mars 1954, les chûtes des différents fortins, jusqu’à la reddition du 7 mai. La dernière planche évoque rapidement la captivité puis le devenir du chirurgien rentré en France. N’oublions pas aussi le petit dossier documentaire de Pécau en fin d’album. Là cohabitent un historique de la Guerre d’Indochine avec une chronologie de la bataille de Diên Biên Phu, permettant de situer les différentes phases de cet affrontement.
Le personnage du chirurgien est traité un peu comme un témoin des tenants et des aboutissants de la bataille : erreur stratégique du choix de la cuvette, sous-estimation des capacités logistiques de l’Armée populaire du Vietnam, héroïsme et panache des participants à l’évènement. Quant au personnage fictif le légionnaire allemand Klimt, il est là en miroir pour mettre en perspective les erreurs stratégiques des Français, comme celles des Allemands dans le conflit précédent. En effet, ce Klimt (nom peut-être emprunté au peintre symboliste autrichien (1862-1918)), raconte à Gindrey qu’il a vécu semblable situation durant la Seconde Guerre mondiale dans le Kouban. Cette région du sud de la Russie est le cadre du film de Sam Peckinpah Croix de fer (1977). On comprend pourquoi cette décoration que porte Klimt à Diên Biên Phu est souvent montrée dans l’album. Autre personnage fictif, le caporal-chef Armand Baverel (p.42-45), qui semble avoir quitté sa série Indochine pour venir faire un petit tour et se faire descendre sans trop de dégâts à Diên Biên Phu.
Beaucoup d’autres personnages français sont évoqués. Comme le médecin-chef Paul-Henri Grauwin (1914-1989), qui publie ses souvenirs aux Editions France-Empire dès 1954 sous le titre J’étais médecin à Diên Biên Phu. Ou comme Pierre Schoendoerfer (1928-2012) jeune photographe militaire durant la bataille, puis cinéaste la reconstituant dans son film *. On trouve aussi une des figures majeures parmi les combattants français, à savoir Marcel Bigeard (1916-2010), à l’époque commandant le 6e Bataillon de Parachutistes coloniaux parachuté dans la cuvette le 16 mars. Manque seulement un personnage central de la bataille, à savoir l’infirmière convoyeuse de l’air, Geneviève de Galard, celle qu’on a appelée « l’ange de Diên Biên Phu ». Bloquée au sol en mars 1954, elle continue sa mission d’infirmière jusqu’à la chute du camp retranché le 7 mai. Il aurait été logique de l’intégrer à cet opus.
Il semble qu’il y ait de nombreuses inexactitudes historiques dans cet album. Ceci concerne par exemple le suicide du lieutenant-colonel Piroth, qui commandait l’artillerie du camp retranché français. D’après les sources (et ainsi que c’est représenté dans deux autres BD, La grande évasion (p.25) et Rendez-vous avec X, (p.31)), cet officier s’est donné la mort avec une grenade. Or ici aux p.36 et 37, il est représenté en train de se tirer une balle dans la tête.
Un peu plus tard, le 30 mars à une réunion de l’état-major du camp retranché, un officier, dessiné de dos, s’adresse à Bigeard représenté de face. Celui-ci porte sur le crâne un béret de parachutiste de couleur verte, qui est celui des parachutistes de la Légion étrangère. Or, Bigeard, parachutiste des troupes coloniales, portait le béret couleur amarante de ces unités ou sa fameuse casquette d’origine japonaise. Si l’on parcourt l’ensemble de l’album, on se rend compte qu’il n’y a aucun insigne de grade entre les deux barrettes et les étoiles à savoir que la plupart des officiers ne portent que les insignes de lieutenant. C’est le cas pour le lieutenant-colonel Piroth ou même le chef de bataillon Bigeard qui ne porte chacun que deux barrettes.
Autre exemple à la page 42, un avion de la Marine (couleur bleu foncé) ne porte pas d’ancre sur les cocardes comme tous les appareils de l’aéronavale. De plus, étant touché, il pique vers le sol et « Il largue sa bombe avant de sauter ». Or, cet objet peint en bleu et de forme irrégulière est beaucoup plus vraisemblablement un réservoir auxiliaire et non une bombe qui serait de couleur noire, de forme régulière et posséderait des ailettes.
La série Histoire et destins vise, selon les éditions Delcourt, à « faire connaître des épisodes historiques méconnus à travers la présentation d’un individu resté dans l’ombre ». La production de BD est toutefois là pour le rappeler, Diên-Biên-Phu ne fait pas partie des « épisodes historiques méconnus », car il représente un choc traumatique, dont la Guerre d’Algérie a empêché la guérison dans la décennie suivante. Néanmoins, le chirurgien Jacques Gindrey fut bien un « individu resté dans l’ombre », à la différence d’autres protagonistes évoqués dans cet opus. À ce niveau-là, l’objectif de la série est bien atteint, malgré un certain nombre d’erreurs et de manques qui en gâchent un peu la réalisation.
* : voir dossier sur la Guerre d’Indochine en bande dessinée.
Le Chirurgien de Diên Biên Phu. Jean-Pierre Pécau (scénario). Vladimir Davidenko (dessin). Delxourt. 60 pages. 15,50 euros.
Les dix premières planches :