Le Dernier debout, Jack Johnson et le Combat du siècle
La boxe comme le jazz a été un facteur majeur de la reconnaissance de l’importance des noirs américains dans la culture populaire américaine. Après avoir évoqué le jazz avec Monk, Youssef Daoudi et Adrian Matejka nous entrainent avec Le Dernier debout dans les gradins du Combat du siècle. 1910, à Reno, Jack Johnson, le champion du monde noir, affronte Jim Jeffries, ancienne gloire blanche de la boxe, retiré invaincu des rings cinq ans auparavant.
Monk, paru en 2018, a marqué ses lecteurs par sa radicalité graphique, l’intelligence et la rigueur de son scénario et la poésie qui se dégageait de l’ensemble. Le Dernier debout emprunte la même veine créative portée par les mots et le verbe d’Adrian Matejka, poète américain multi-primé et auteur de The Big Smoke, un recueil de poèmes qui suivent le déroulement de ce premier Combat du siècle. Cette alliance donne au roman graphique une densité, une profondeur et, paradoxalement, une légèreté qui peut dérouter. Car en racontant le déroulement des quinze rounds, c’est toute la vie de Johnson qui défile en dressant un portrait de l’Amérique des années 1910.
La boxe est un sport très populaire. Les combats, très violents malgré les règles qui cherchent à les civiliser peuvent durer 50 rounds contre 12 actuellement. La foule est surexcitée, les paris monstrueux. Le tout est mis en images lucratives par le cinéma naissant. Les films Charlot boxeur attestent de l’intérêt du public pour le noble art. A côté de ces combats légaux, il existe des combats illégaux, encore plus violents qui se déroulent dans des granges, des bars. De riches Américains ou des promoteurs sans scrupules organisent des combats d’anciens esclaves ou de jeunes noirs en leur bandant les yeux. Les combattants réguliers respectent une règle non écrite mais indiscutable à l’époque : la Color line. Cette ligne existe aussi dans d’autres sports comme les courses de vélos ou d’automobiles. Dans la société, elle régit la ségrégation. Dans ce pays qui a aboli l’esclavage, les boxeurs blancs ne combattent pas les boxeurs noirs, ils ne franchissent pas la Color Line. Le blanc qui s’y risquerait connaitrait l’opprobre, le noir aurait une bonne chance de finir lynché. Jack Johnson qui a battu tous les boxeurs noirs qu’on lui a opposé, est champion du monde noir. Ce titre ne lui suffit pas mais pour passer du Colored Heavyweight Championship au championnat du monde poids lourd, il doit battre un blanc.
Il finit par convaincre Tommy Burns, en lui faisant miroiter un gain faramineux pour l’époque. Johnson le bat en 14 rounds avant que la police n’arrête le combat. Il enchaine ensuite plusieurs combats victorieux contre d’autres champions blancs de seconde zone mais il doit battre un vrai grand champion pour être reconnu à sa juste place. Les yeux des amateurs et des promoteurs se tournent vers Jim Jeffries.
Le roman graphique fait le récit de ce combat mais si il en est la toile de fond, ce n’est pas le plus important. Il est joué d’avance. Johnson est plus jeune, plus puissant, plus motivé. Jeffries n’a pas boxé depuis cinq ans, il est trop gros, pas assez rapide. Sa motivation n’est pas aussi nette que celle de son adversaire. Johnson combat pour vivre sa vie, Jeffries combat car on l’a convaincu qu’il devait battre le noir pour sauver l’honneur de l’homme blanc.
L’intérêt du Dernier débout tient au portrait du personnage extraordinaire de Jack Johnson. Fils d’esclaves affranchis, il s’enrichit par la boxe, pratique la course automobile qu’il gagne souvent, achète un cabaret à Harlem (le Club de Luxe qui deviendra la Cotton Club), vit avec des femmes blanches, porte des costumes sur mesure, des manteaux de fourrure et fume de gros cigare. L’homme sort de la condition que les blancs lui ont assignée. On pense sans arrêt à Mohamed Ali, tant les hommes ont des points communs, et des différences importantes. Les deux boxeurs sont des figures de la modernité, en avance sur la société blanche ou plutôt, ils prennent cette société à son propre jeu en jouant avec les médias, les petites phrases, une pratique neuve de leur sport et un goût certain pour la provocation.
Les deux champions connaissent aussi le racisme, la même animosité à 60 ans d’écart. Johnson est hué, menacé de mort, traité de négro, de singe. Les amateurs certains de la supériorité de « race » blanche ne comprennent pas qu’un noir ose défier leur champion : « comment peut-il imaginer de le battre, lui le nègre ? ». D’autant que la boxe venue d’Angleterre, codifiée par le Marquis de Queensberry et surnommée le Noble art est un sport quasi « aristocratique » donc non adapté aux noirs.
Youssef Daoudi reproduit de nombreuses images, caricatures, affiches, textes ignobles de Jack London, pour donner corps à ce racisme qui imprègne la culture populaire américaine de l’époque. Peu après la victoire de Jack Johnson, une série de lynchage entraine la mort de plusieurs dizaines de noirs américains qui avaient le tort d’être au mauvais endroit, au mauvais moment.
Le film du match
Au contraire d’Ali, Johnson n’a pas de discours politique. Il veut vivre, être riche et boxer, mais sa victoire contre Jeffries va lui coûter cher. Il est marié à Lucille Cameron, une femme blanche, et voyage avec elle. Mais la loi Mann « qui interdit le transport de femmes à travers les États en vue de prostitution ou d’actes dits « immoraux » tels que les mariages entre un Noir et une Blanche » va lui être appliqué de façon déloyale et illégale. Forcé de s’enfuir au Canada, puis en Europe et à Cuba, sa carrière est terminée. Il perd son titre en 1915, à Cuba, contre Jess Willard par arrêt de l’arbitre à la 26e reprise. Sans perspective, Johnson se rend pour purger un an de prison pour avoir épouser une femme blanche. Le 24 mai 2018, Donald Trump lui accorde la grâce à titre posthume.
Le premier grand boxeur noir meurt en 1946 dans un accident de voiture.
Le livre de Daoudi et Matelka joue avec le lecteur. Sa narration non linéaire faite de flash-back jusqu’au 12e round puis d’anticipation jusqu’au 15e round, suivant le récit chronologique du match, est d’une fluidité remarquable. Les dessins tantôt dynamiques, sportifs, tantôt poétiques puis humoristiques ou parfaitement documentaires prennent toute la place jusqu’au moment où le texte surgit. Récit à la première personne, dialogues rapportés, fulgurances poétiques, il pourrait se lire sans les images pour proposer une formidable histoire à imaginer, mais il manquerait le travail graphique de Daoudi qui se redécouvre à chaque lecture. C’est pour moi, la grande bande dessinée de ces derniers mois.
On peut relire avec profit Monk car les deux albums forment les deux faces d’un diptyque. Le Dernier débout est à la fois la suite ou le préquel du premier.
Interview de Youssef Daoudi
Un seul regret, la couverture française, peu lisible, trop énigmatique par rapport à la couverture américaine qui orne l’édition originale de ce roman graphique.
Le Dernier debout. Adrian Matjeka (scénario). Youssef Daoudi (dessin, couleurs). Futuropolis. 320p., 30,00 euros.
Lire les trente premières planches :