Les Bienheureuses : « il était une foi » au XIIIe siècle
Les éditions The Hoochie Coochie publient en français Les Bienheureuses, une œuvre de Marcel Ruijters initialement parue en néerlandais en 2013. Avec cet album, l’auteur poursuit son exploration décalée du Moyen Âge à hauteur de moniales, en puisant cette fois son inspiration dans l’un des plus grands classiques de la littérature chrétienne, La Légende dorée. Grâce à son dessin soigneux, à sa mise en page inventive et à un sens aigu de la narration, il modernise quelques-unes de ces hagiographies prêtes à l’emploi et en tire des fables pieuses volontairement manichéennes dans lesquelles la simplicité et le merveilleux charment et dépaysent le lecteur de 7 à 77 ans, croyant ou non.
Le Moyen Âge a aussi connu ses grands succès littéraires. Parmi eux, juste après l’indétrônable Bible figure la Legenda sanctorum alias Lombardica hystoria, littéralement « Ce qui doit être lu des saints ou histoire de la Lombardie », plus connue sous le nom de Légende des Saints, assez vite surnommée Legenda aurea, la « Légende dorée ». Rédigée en latin par l’archevêque de Gênes et grand érudit Jacques de Voragine (vers 1225-1298), cette legenda fut pensée comme un vademecum à l’usage de tous les clercs amenés à la prédication *. Les très saints Dominique de Guzman (mort en 1221) et François d’Assise (mort en 1226) ayant montré la voie, Jacques de Voragine reprend le flambeau à sa manière, en fournissant à ses confrères un matériau stable et pratique pour incarner les sermons dominicaux ou les lectures dans les monastères. Il rédige donc entre 1261 et 1265 et en latin cet ouvrage racontant, dans l’ordre du calendrier liturgique, la vie de plus de cent-cinquante saintes, saints et martyrs de la foi chrétienne ainsi que les événements marquants des vies de la Vierge Marie et de son divin enfant Jésus.
Le succès de son œuvre se mesure d’abord au nombre de copies recensées après la parution de l’original (plus de mille avant l’invention de l’imprimerie) puis au « dorée » parvenant peu à peu à se substituer aux mots « des saints » dans le titre (la dorure de la tranche prouvant la grande valeur acquise par le contenu des pages ainsi rehaussées et protégées). Ajoutons que, comme pour tout manuscrit médiéval, le contenu initial fut modifié par les copistes successifs. Aux inévitables erreurs de retranscription se sont ici clairement ajoutées des notices supplémentaires: les Légende dorée les plus fournies recensent pas moins de 400 entrées.
Ce n’est donc pas le choix qui a manqué à Marcel Ruijters au moment de puiser son inspiration dans cette œuvre hors du commun. Il s’est d’ailleurs certainement plongé dans une de ces copies, si l’on en croit son unique référence chronologique à la page 96 (« En l’an de grâce 1348, la peste sévissait partout », allusion à l’épidémie qui frappe pour un siècle l’Europe occidentale). Une chose est certaine : il prend à chaque fois plaisir à réanimer son petit théâtre de moniales confrontées aux vicissitudes de leur foi et aux turpitudes de leur époque. Dans le parcours de cet artiste depuis toujours à l’avant-garde, ces Bienheureuses achèvent une sorte de triptyque entamé avec Sine qua non ** et prolongé par Inferno ***.
Ruijters renoue ainsi avec cet univers féminin sensible qu’il confronte cette fois aux exigences du siècle des prédicateurs. Sous sa forme de chronique de la vie des saintes et des saints au XIIIe s, La Légende dorée s’envisage d’abord comme un rappel descriptif du combat perpétuel de Dieu contre les esprits du Mal puis comme un bréviaire des moyens à employer pour lutter contre la tentation. Puisque l’on ne naît pas sainte ou saint, l’évocation de la vie ordinaire de ces sœurs et frères montraient, à ceux qui les entendaient, lors des sermons dominicaux ou sur les places publiques, les conduites à adopter pour repousser le Malin. Ruijters prend ici le parti d’iconographier ces vies, en ne conservant de leur caractère originel que l’ambiance monastique et en actualisant malicieusement certains messages.
Et pourquoi ne pas rajeunir les canons de la sainteté médiévale sur la planche à dessin du XXIe siècle ? L’iconoclaste frère Ruijters relève le défi. Sous ses pinceaux, les Euphrosyne, Solange, Thérèse, Phocasie, Agnès, Sceptique et autres deviennent, le temps du récit abrégé de leur existence, les héroïnes de petites saynètes édifiantes, à la morale sobrement chrétienne, qui lorgnent un tantinet vers le conte pour enfant. Dans leur sempiternelle lutte contre le Mal, ces sœurs pétries de leur seule abnégation croisent une cohorte hétéroclite des suppôts du démon.
Alors que ces ennemis de la foi attaquent plutôt séparément, Sainte Thérèse a le grand privilège de devoir en affronter cinq à tour de rôle : d’abord les « hommes sauvages », sorte de primitifs anthropophages, puis les « Singes », ancêtres de l’homo sapiens mais très inférieurs en intelligence, puis la Mort, sous les traits d’un squelette animé, puis Satan, cornu, aux ailes de chauve-souris, aux pattes de gallinacé et à la queue de lion, les Blemmyes **** enfin. Au gré de leurs mésaventures, les saintes subissent également les assauts des licornes (Agnès, page 50), d’une hydre et des bêtes de l’Apocalypse (Sceptique, pages 84 et 86). Le Malin et la malice (de Ruijters) s’allient, le temps de donner naissance à l’abominable « bête à deux dos », forcément terrassée au nom du Bien (Ada et Oda, p 108).
Quand il ne s’amuse pas à démystifier les croyances et les peurs des Chrétiens médiévaux par quelque trouvaille scénaristique, Ruijters le fait volontiers par l’image. Est-ce ce faux air de Buster Keaton donné à toutes ses nonnes qui lui a inspiré autant de gags visuels ? Ses cases, agrémentées de leurs désopilants phylactères en latin, foisonnent de détails tous plus drôles les uns que les autres. D’un Satan vaincu qui vomit de contrariété (page 15), Ruijters passe au couteau suisse ad hoc qu’une mercator (marchande) de passage propose à sainte Sceptique pour l’amadouer (page 79). Parfois, la facétie s’étale sur plusieurs cases à la suite, comme lors de la démonstration des nouveaux superpouvoirs de Sainte Solange, dignes de ceux de Mr Fantastic (pages 28-29). Dans les tribulations de Sainte Lydwine, un certain conte (qui n’a rien de médiéval) inspire les cabanes d’os, de fumier et de pierres de plus en plus capables de résister au souffle d’un loup vorace (pages 21-22). Comme chacun sait, les enfants naissent dans les choux dont les graines sont semées dans le jardin du monastère, mêmes les futures saintes Ada et Oda (page 106).
Et Dieu dans tout cela ? À la façon de Chagall sur sa célèbre toile montrant Moïse recevant les tables de la Loi, Ruijters représente Dieu le plus souvent par un nuage blanc d’où sort une main qui récompense, (pages 15, 59, 82), aide (pages 23, 37, 82, 102) ou châtie (pages 39, 41, 52, 66). Renouant avec l’origine du phylactère *****, Ruijters utilise ce code avec parcimonie mais sans se départir de son humour. Nul besoin d’un glossaire pour comprendre l’esprit sinon la lettre des locutions latines utilisées ici, comme c’était le cas dans Sine qua non. Chacun traduira sans effort le mot finis achevant chaque histoire, de même, dans leur contexte, les mots maledictio, mirabilis ou cicatricorum (page 28). Le facétieux nana (page 50) ne posera guère de problème s’agissant de la superbe Agnès. L’humour fait enfin parfois place à la poésie : lorsque sainte Lydwine perd la voix à force d’avoir trop prié, son phylactère se rompt (page 20).
De la poésie, du merveilleux, du comique et avant tout, du beau : dès la couverture, le ton est donné sur le désir d’une conception graphique et technique en accord parfait avec l’univers du livre médiéval ******. Coïncidence ou hommage appuyé à ce monde de l’impression sur papier qui semble tenir à cœur à l’auteur et à ses éditeurs néerlandais et français ?
La première légende mise en images par Ruijters est celle de Sainte Euphrosyne, copiste acharnée, se prenant de dégoût pour son labeur « en découvrant l’origine du vélin sur lequel elle travaillait depuis tant d’années ». Sa croisade contre les Ténèbres ne pouvant s’interrompre, il lui faut inventer un stratagème. Sa trouvaille pour concilier sa mission tout en sauvant des créatures de Dieu lui permettrait a minima de marrainer l’association L214 de défense de la cause animale, voire de briguer une place au panthéon des écologistes. Si les treize hagiographies ne véhiculent pas toutes une morale aussi moderne, elles se lisent avec plaisir, en ayant à l’esprit qu’entre ces créatures du XIIIe siècle et nos super-héros actuels, il n’y a peut-être qu’un imaginaire de différence. À force de traiter cette période, Marcel Ruijters n’aurait-il finalement pas inventé une nouvelle forme de scolastique ?
* : la seule version disponible en ligne (pas la plus satisfaisante aux yeux des spécialistes) est à lire ICI.
** : Dans Sine qua non, première publication en mai 2003 aux éditions de l’An 2, puis republié chez Actes Sud l’An 2 en 2005, l’auteur s’était déjà immergé dans l’univers monastique médiéval. Les grandes superstitions de l’époque y étaient exposées sous la forme de huit récits imitant la xylogravure.
*** : Dans Inferno, paru chez The Hoochie Coochie en 2013, Ruijters propose une relecture du classique de Dante Alighieri par des héroïnes féminines, Danta et Virgilia.
**** : L’existence de ce peuple authentique est attestée au IIIe s en Nubie, dans la vallée du Nil, aux marges de l’empire romain. Leur royaume est annexé au siècle suivant au royaume des Nobades. Des mentions à ce peuple des Blemmyes, en partie nomade, existent longtemps auparavant. Les auteurs grecs et latins du Ier siècle av JC (dont Pline et Strabon) les décrivent comme des êtres acéphales, au visage implanté au milieu du torse. Cette vision merveilleuse reprend vigueur dans les bestiaires du Moyen Âge et se prolonge même à l’aube des grands voyages d’exploration des XVe et XVIe siècles. Guillaume le Testu, dans sa Cosmographie universelle de 1555, les localise en Asie centrale, à proximité d’un autre peuple de monstres, les Cynocéphales.
***** : le Petit Robert, à la page 1892 de son édition de 2010, le définit comme une « banderole à extrémités enroulées portant le texte des paroles prononcées par les personnages d’un œuvre d’art du Moyen Age et de le Renaissance ».
****** : la fiche technique en fin d’album atteste du soin apporté à l’impression : papier intérieur Munken Pure Rough 150 g, couverture sérigraphiée en deux tons or et noir et dorée en marquage à chaud avec découpe sur papier Freelife Merida Burgundy 300g. La bande dessinée sait aussi produire de beaux livres !
Les Bienheureuses. Marcel Ruijsters (scénario et dessin). The Hootchie Cootchie. 120 pages. 24 euros.
Les 12 premières planches :