Ma maman, de Li Kunwu : les campagnes chinoises mûres pour la prise de pouvoir de Mao à la fin des années 1930
Après les Pieds bandés, Une Vie chinoise, Cicatrices et Ma Génération, Li Kunwu, apporte avec Ma Maman une nouvelle pièce à la gigantesque construction biographique commencée il y a 10 ans.
Dans cet album émouvant, Li Kunwu ne raconte pas seulement la vie d’une jeune Chinoise avant la Chine communiste, il peint le portrait d’un pays dont la population, essentiellement rurale, est enfermée dans une organisation sociale immuable. Depuis la fin de l’Empire en 1911, la Chne n’a fait que s’appauvrir. Le pouvoir politique est miné par la corruption et par les rivalités entre seigneurs de la guerre qui se taillent d’immenses fiefs et s’enrichissent pour entretenir d’importantes armées privées. L’agitation court dans tout le pays. La paysannerie, très pauvre, ne possède pas ou peu de terres, qui appartiennent à de grands propriétaires. Les techniques agricoles n’ont pas changé. L’organisation de la société reste la même depuis des décennies. Après avoir suscité de grands espoirs, les différentes factions au pouvoir – puis le Kuomintang à partir de 1928 – n’ont rien changé, mais le pouvaient-ils vraiment ? Le voulaient-ils?
Dans ce contexte, le parti communiste qui se développe rapidement s’est trouvé un chef, Mao, qui entretient depuis 1927 l’agitation à partir des campagnes avec le “Soulèvement de la récolte d’automne”. La masse immense des paysans est le levier puissant sur lequel Mao compte appuyer. Les premiers contingents de l’Armée rouge chinoise, future Armée Populaire de Libération, sortiront des campagnes. Le bruit de la menace communiste arrive à Kunming en 1931 quand nait une petite fille, Xinzhen. Sa mère est d’origine modeste mais son père, Tao, est l’homme de confiance du seigneur de la guerre de Kunming, le général Gu qui prend la fillette sous sa protection. Suivant la tradition, la mère du général choisit le nom de la petite qui vient de naitre. Ce sera Xinzhen, « cœur sincère ». Si l’enfant est choyé, sa famille se délite.
La mésentente dans le couple conduit la mère de Xinzhen à rejoindre sa famille à la campagne. La vie est plus que rude, terrible. La natalité est galopante car peu d’enfants survivent mais les familles ont besoin d’eux pour assurer leurs vieux jours… Le cycle des naissances et des morts, qui se suivent de près, ne pourra être brisé qu’avec une amélioration des méthodes agricoles et une redistribution des terres qui permettront aux paysans de vivre de façon moins précaire. Mais Tao fait revenir femme et enfant en ville car le général a décidé que la petite irait à l’école avec ses propres enfants. L’honneur est immense et l’opportunité inespérée.
Quelques mois plus tard, mère et fille repartent à la campagne, la tension entre ses parents est devenue insupportable.
Le choc est rude pour Xinzhen. La fillette ne rêve que de retourner à l’école. Malgré les disputes parentales incessantes, elle a trouvé son chemin et se passionne pour les mathématiques, l’écriture. Elle aura gain de cause car ses oncles et ses tantes finissent par convaincre sa mère qu’une fille éduquée sera une bien meilleure assurance vieillesse qu’une fille mariée à un paysan pauvre. C’est donc le retour en classe, juste avant les bombardement de Kunming par l’aviation japonaise.
Finalement, après la guerre, après la fin de la guerre civile, Xinzhen rencontre un beau et jeune révolutionnaire communiste. C’est le début de Une Vie chinoise
Outre la biographie familiale, ces va–et-vient permettent à Li Kunwu de décrire les différences de vie entre la ville, Kunming (cité importante près de la frontière vietnamienne), et les campagnes misérables. En ville, les habitants sont nourris à leur faim, la nourriture est abondante. Les écoles, réservées à une partie de la population, accueillent des enfants pour former des commerçants, des fonctionnaires, etc. On assiste à des fêtes, des spectacles. Les maisons en dur protègent des intempéries. Tandis qu’à la campagne règnent la famine, la maladie, les bêtes sauvages. Quand un bébé meurt, on le dépose devant sa maison et on s’occupe d’un autre. Xinzhen doit nourrir un garçonnet affaibli en lui recrachant dans la bouche de la bouillie qu’elle a elle-même mâchée. On comprend bien à lire Ma Maman ce qu’a pu représenter la victoire de Mao sur Tchang Kaï-chek pour ces dizaines de millions de paysans.
Il faut aussi parler du style de Li Kunwu. Sa maitrise du découpage, du champ contre champ sur les gros plans de visages est remarquable. Il place les lecteurs au cœur des conversations, à table avec ses personnages. Les pages décrivant la classe du professeur Lu sont époustouflantes. Les visages gagnent en épure mais aussi en expressivité. Depuis la lecture d’Une vie chinoise, on est frappé par la maitrise du portrait rapidement brossé de Li Kunwu. Dans chaque album, il y a des dizaines, des centaines de personnages, tous avec un visage très singulier, une expression propre, même quand il n’est fait que d’un rond et de deux traits. Enfin, chaque case, quasiment, est sublimée par les décors, les impressions, les sentiments exprimés par les aplats plus ou moins dense d’encre noire.
Au-delà du grand récit historique dont les conséquences ont bouleversé la marche du monde, cet album est un très bel un hommage à la mère de l’auteur disparue en 2018.
Ma maman. Li Kunwu (scénario et dessin). Éditions Kana. 200 pages. 18 euros
Pour lire le début de Ma Maman, cliquer sur la couverture