Massacre d’Oradour-sur-Glane : comment la bande dessinée participe au devoir de mémoire, 80 ans après ?
Le 10 juin 1944, des SS de la légion Das Reich entrent dans le village d’Oradour-sur-Glane et en massacrent la population. 643 morts pour 6 survivants. La mémoire du village martyr est encore vive en France mais après la disparition de Robert Hébras, le dernier témoin, la transmission doit passer par d’autres médias. La bande dessinée étant un vecteur idéal pour toucher un vaste lectorat, notamment les plus jeunes, plusieurs auteurs ont travaillé sur le sujet. Trois ouvrages sont parus un peu avant les commémorations : trois approches différentes que nous allons vous présenter.
Depuis une vingtaine d’années tous les historiens s’accordent sur ce qui s’est passé à Oradour-sur-Glane le 10 juin 1944. Nous sommes quatre jours après le débarquement de Normandie, la Résistance harcèle les troupes d’Occupation qui se dirigent en masse vers les côtes normandes. La 2e division blindée SS Das Reich remonte de son cantonnement à Montauban. Elle y stationne depuis avril après avoir subi de lourdes pertes sur le front de l’Est en URSS. Cette troupe d’élite y a participé à la lutte contre les partisans avec massacre de population et incendie de villages. Le 7 juin elle reçoit deux ordres contradictoires : rejoindre la Normandie tout en pourchassant la Résistance en Corrèze-Limousin. Deux jours plus tard, elle pend 99 hommes aux balcons et réverbères de Tulle. Le lendemain, environ 200 de ses soldats pénètrent dans le village d’Oradour-sur-Glane pour en massacrer la population.
Pour avoir tous les détails sur cette journée nous vous renvoyons à l’ouvrage de référence de Sarah Farmer professeure à l’université de Californie à Irvine et ancienne élève de Robert Paxton : Oradour : arrêt sur mémoire *, ainsi qu’au très utile témoignage du dernier survivant Robert Hébras, disparu en 2023, Le dernier témoin d’Oradour-sur-Glane: Un témoignage pour les générations futures **. Nous pouvons ajouter deux synthèses récentes sur le sujet. Tout d’abord celle de Nicolas Bernard, Oradour-sur-Glane, 10 juin 1944 : histoire d’un massacre dans l’Europe nazie ***. Nicolas Bernard n’est pas un historien mais un avocat qui contribue à plusieurs revues d’Histoire ainsi qu’aux sites Conspiracy Watch et PHDN (Pratique de l’Histoire et dévoiements négationnistes). Jean-Paul Vigneaud, ancien grand reporter au journal Sud-Ouest, est l’auteur du Journal d’Oradour-sur-Glane, du 10 juin 1944 à aujourd’hui. Témoignages d’une tragédie ****. A ces ouvrages historiques s’ajoutent désormais trois bandes dessinées qui participent à la transmission nécessaire de la mémoire de ce 10 juin fatidique ; chacun avec une approche particulière, notamment dans la représentation douloureuse du massacre lui-même.
Commençons par le plus didactique de ces ouvrages : le docu-BD Oradour-sur-Glane : 10 juin 1944 aux éditions Petit à Petit. Dans cet ouvrage de 80 pages se succèdent treize récits dessinés et doubles pages documentaires richement illustrées. Avant « L’Arrivée des Allemands », le contexte historique et géographique est présenté dans « Un Village si paisible » et « La Das Reich ». Deux chapitres sont consacrés à la journée du 10 juin : « Une Population innocente », « Dans le sang et les flammes », trois aux destins de survivants ; « Robert Hébras », « Marguerite Rouffanche » et « Camille Senon », et un à la découverte des restes du village martyr dès le 11 juin avec « Des Victimes et des survivants ». Enfin les derniers chapitres sont consacrés à « Réfugiés mosellans et malgré-nous », « De Gaulle et les procès de 1953 et 1983 », « Des Présidents dans un village martyr » et « L’Après, transmettre l’Histoire… ».
C’est à un pédagogue, le professeur-documentaliste Philippe Tomblaine, que nous devons le scénario de ces chapitres dessinés de 3 à 7 planches et les pages documentaires enrichies de photographies, de documents d’archives et d’utiles dessins de reconstitution. De quoi bien appréhender l’événement dans sa globalité : de ses causes à la fonction mémorielle des ruines de nos jours. Trois dessinateurs au style réaliste compatible se sont partagés la tache graphique : Maria Riccio, Emmanuel Cerisier et Arnaud Jouffroy. A noter que un euro sera reversé par album vendu à la Fondation du patrimoine en vue de la restauration du village martyr.
Oradour : l’innocence assassinée est un projet initié par Robert Hébras (1925-2023) pour témoigner du massacre après sa disparition, lui le dernier témoin direct des événements du 10 juin à Oradour-sur-Glane. Transmettre aux jeunes générations par le médium bande dessinée M.Hebras y pensait depuis longtemps en amoureux du 9e art depuis l’enfance. En 1937, il animait un club de lecture consacré à Benjamin de Jean Nohain, le premier hebdomadaire français pour la jeunesse qui publiait notamment des bandes dessinées.
Jean-François Miniac a fait le choix d’un récit choral, détaillé et fort bien documenté. La bande dessinée de 80 pages commence ainsi par les crimes de guerre commis par les SS de la Das Reich en Ukraine puis enchaine sur la découverte de son action par deux civils dans le village d’Oradour, vide de tous ses habitants. Les points de vue des différents acteurs s’entrecroisent par le suite de Camille Senon dont le tramway a été arrêté devant le village le jour du drame à celui de Heinz Lammerding, commandant de la division Das Reich et des survivants adultes, Jean-Marcel Darthout et Robert Hébras, à celui du petit Roger Godfrin, 8 ans en 1944, qui s’enfuit de l’école des réfugiés d’Alsace et de Lorraine dès qu’il aperçoit les Allemands. Il est le seul écolier à échapper au massacre, au cours duquel il perd ses parents et ses quatre frères et sœurs. Il doit sa survie à la recommandation de son père : « Quand tu vois les Boches, tu fuis, nous nous retrouverons tous dans le bois derrière le cimetière. Rappelle-toi, Roger, ils nous ont donné une heure pour nous expulser de notre village de Moselle ! »
Le dessin réaliste de Bruno Marivain est en adéquation avec le projet des auteurs : un travail de mémoire adapté à des lecteurs dès l’adolescence. Ainsi les séquences sanglantes ne versent jamais dans le morbide spectaculaire. Les abondantes archives de Robert Hébras ont été utilisées par les auteurs davantage pour transcrire la vie quotidienne du vieil Oradour, ses aspects sensibles, les sons, les musiques, les couleurs, les pratiques ou la psychologie de ses habitants que les détails des corps meurtris le 10 juin au soir. La bande dessinée se clôt sur un dossier historique avec de nombreuses photographies divisé en chapitres du contexte de juin 1944, « Dans l’attente du débarquement » à « La Mémoire des pierres » sur la conservation des ruines, porteuses d’une charge émotionnelle forte.
Signalons enfin la parution du Dernier Témoin d’Oradour-sur-Glane : l’histoire vraie de Robert Hébras, adaptation du livre éponyme par le romancier et scénariste Arnaud Delalande pour le dessin de Laurent Bidot, un spécialiste des bandes dessinées historiques. Comme son titre l’indique, l’ouvrage se concentre sur la vie de M. Hébras, jeune Français ordinaire, jusqu’à sa survie miraculeuse du massacre du10 juin. Avec une pudeur bienvenue sont évoqués son engagement dans la Résistance et sa participation aux combats de la Libération puis son rôle de témoin engagé pour ne pas oublier le martyr des Radounauds. La bande dessinée est utilement complétée d’un dossier sur le sujet avec photographies et cartes ainsi que des notes d’Agathe Hébras, petite-fille du témoin, qui évoquent notamment ce qu’il s’est passé après 1945 : la construction d’un nouveau village, le procès de Bordeaux en 1953 et le rôle du Centre de la Mémoire construit à l’entrée du village.
80 ans après le martyr du bourg limougeaud, trois bandes dessinées participent au travail de mémoire sur le pire massacre de civils commis en France par les troupes d’Occupation pendant le Seconde Guerre mondiale. Chaque ouvrage aborde un sujet porteur d’une forte charge émotionnelle avec un angle différent : didactique pour Oradour-sur-Glane : 10 juin 1944, avec une pluralité de points de vue pour Oradour : l’innocence assassinée, autour du témoignage du dernier survivant pour Le Dernier Témoin d’Oradour-sur-Glane : l’histoire vraie de Robert Hébras. Tous évitent l’écueil de montrer de manière trop réaliste l’horreur des 643 corps de victimes dont la plus jeune avait huit jours. Cela rend ces ouvrages accessibles à un jeune public dès 14 -15 ans, en classe de 3ème, l’âge où on peut visiter les ruines d’Oradour-sur-Glane et le Centre de la Mémoire en en tirant d’utiles enseignements complémentaires du cours sur la Seconde Guerre mondiale.
* : Sarah Farmer, Oradour : arrêt sur mémoire, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Essai/Histoire », 1994.
** : Agathe Hébras, Mélissa Boufigi et Robert Hébras, Le dernier témoin d’Oradour-sur-Glane : Un
témoignage pour les générations futures, Harper Collins, 2022.
*** : Nicolas Bernard, Oradour-sur-Glane, 10 juin 1944 : histoire d’un massacre dans l’Europe
nazie, Paris, Tallandier, Ministère des Armées, 2024.
**** : Jean-Paul Vigneaud, Le Journal d’Oradour-sur-Glane, du 10 juin 1944 à aujourd’hui.
Témoignages d’une tragédie, Bordeaux, Éditions Sud-Ouest, 2024.
Oradour-sur-Glane : 10 juin 1944. Philippe Tomblaine (scénario). Arnaud Jouffroy, Emmanuel
Cerisier et Maria Riccio (dessin). Éditions Petit à petit. 80 pages. 19,90 euros.
Oradour : l’innocence assassinée. Jean-François Miniac (scénario). Bruno Marivain (dessin).
Éditions Anspach. 88 pages. 20 euros.
Le Dernier Témoin d’Oradour-sur-Glane : l’histoire vraie de Robert Hébras. Arnaud Delalande
(scénario). Agathe Hébras (scénario). Laurent Bidot (dessin). Éditions HarperCollins. 96 pages.
21,90 euros.